Libye, anthologie des disparitions

The Crossing 01
Babucar, 25, Gambie. Il est passé par le Sénégal, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et l'Algérie, avant d'arriver dans l'enfer libyen. Il a été sauvé par Prudence, le bateau de recherche et sauvetage de MSF, qui était en mer de mars à octobre 2017.  © Andrew McConnell/Panos Pictures

À Bani Walid, comme ailleurs en Libye, les enlèvements et la torture de migrants contre rançon sont répandus. MSF organise des consultations médicales pour cette population, souvent brisée mentalement et physiquement. Jean-Guy Vataux, ancien chef de mission, rend hommage à Rasta, un Ivoirien qui venait en aide à ses frères d’infortune, et qui s'est noyé en mer, en tentant de fuir la Libye.

Juillet 2017. On rejoint nos contacts libyens à l’hôpital public de Bani Walid. Des activistes. Distributions pour les déplacés. Petite réhabilitation à l’hôpital. Une ONG locale, comme on dit.

On fait le tour de la chirurgie. Dans un coin, un homme noir, massacré. Un poignet gros comme le genou. Des traces de coups sur la peau, les yeux dans le vague. Il a été torturé.

Un copain à lui est resté en ville, une balle dans la jambe depuis plusieurs jours. Les Libyens nous guident vers une parcelle emmurée. Un type en djellaba blanche, portant beau, nous ouvre la porte. À l’intérieur c’est une fermette : une cour, deux latrines, quelques pièces dans un bâtiment au fond. Celle de gauche est vide. Ou presque : sur le sol, le blessé, enroulé dans une couverture. Décharné. Une balle dans la cuisse. Il est mort deux heures plus tôt. Un sac d’os et une bille de métal.

La police arrive. Le gars en djellaba blanche discute avec eux. Les flics ramassent le corps. Ils iront le déposer à la morgue de l’hôpital, déjà pleine à craquer. Dans la fermette, d’autres spectres déambulent, émaciés, hagards.

C’était mon premier contact dans les soutes de la migration. J’étais abasourdi. Pour les autres, c’était une journée ordinaire. Les activistes libyens, c’étaient les mecs d’Assalam avec qui on avait noué un partenariat. Le gars en djellaba blanche portait des dreadlocks. Rasta, qu’il s’appelait. Un Ivoirien. C’était le tenancier de cette pension très spéciale. Hôtel pour quelques immigrés, devenu refuge pour ceux qui étaient libérés par les réseaux de kidnapping. Ça vient de tout ça, le nom : « Hôtel Ivoire ».

Rasta et son ami Moussa s’occupent des relations avec les notables libyens, le proprio, les patrons qui viennent chercher de la main d’œuvre à bas prix. Ils nous demandent de l’aide, des cliniques mobiles, du filet à ombre, de la bouffe, trois fois rien. On se lance, on y retourne chaque semaine pendant des mois. Nos médecins font des consultations. Moussa leur sert d’assistant et d’interprète. Rasta contacte les trafiquants et les criminels pour leur expliquer ce qu’on fabrique là. Les copains libyens s’occupent des autorités tribales et militaires. Ils passent les messages, comme on dit. Grâce à eux nous sommes en sécurité à Bani Walid, alors que la région est plutôt dangereuse. On leur file un coup de main, ils nous sauvent la peau.

Complément d'enquête. Les migrants, victimes de torture en Libye - 9 novembre 2017 (France 2)

La dernière fois que j’ai vu Rasta, l’Hôtel Ivoire était sous les projecteurs. Louis, un journaliste de « Complément d’enquête », était en reportage. Lui et son caméraman sont restés une semaine à Bani Walid pour filmer l’Hôtel Ivoire, la morgue, le cimetière de migrants. Dans un extrait du reportage (ci-dessus), on voit l’Hôtel Ivoire, un gamin qui raconte son kidnapping à Rasta (à 1'45'').

Ce jour-là, Rasta m’avait avoué qu’il en avait vraiment sa claque, de la Libye. Il voulait rentrer au pays. Moussa, lui, allait sans doute tenter la traversée vers l’Europe. Je me demandais comment on allait faire sans eux. C’était ma fin de mission. C’était il y a six mois.

Depuis, Moussa est passé clandestinement en Europe. Le mois dernier il était à Paris. À la rue, gare du Nord. Sans ressources ni papiers et bien peu d’espoir d’en obtenir. Il a eu beaucoup de chance.

Rasta est mort le vendredi 27 avril. Un rafiot bondé sur la Méditerranée. Le moteur en berne. La coque qui prend l’eau pendant deux jours. Un tiers des 150 passagers a survécu. Pas Rasta.

Ils meurent beaucoup, les migrants, ces cinq dernières années. De 3000 à 5000 par an en Méditerranée. Plus encore, sans doute, dans les déserts libyen ou nigérien. Ils meurent en silence, engloutis par une vague ou ensevelis sous le sable du désert. Ils disparaissent, dissous, éparpillés. L’indifférence est stupéfiante. On n’écrira jamais le récit de ces destins anéantis par l’eau ou le sable. Incapable de tenir le simple compte des vies perdues. Il ne reste qu’à esquisser une sinistre et sommaire anthologie des disparitions.

Rasta s’appelait Ouattara Moriba. Il était marié et avait une petite fille. Il portait beau en djellaba.

Cet article a été publié en premier lieu sur le site de Mediapart le 29 mai 2018.

Le reportage complet réalisé par Louis Milano-Dupont et de Florian Le Moal, diffusé dans « Complément d'enquête » le 9 novembre 2017 est disponible ci-dessous.

Complément d'enquête. Les diamants noirs - 9 novembre 2017 (France 2)

Notes

    À lire aussi