Palestine : « chaque guerre détruit un peu plus la société à Gaza »

Des jeunes Gazaouis font du vélo devant un bâtiment détruit dans les bombardements sur la bande de Gaza. Mai 2021, Gaza.
Des jeunes Gazaouis font du vélo devant un bâtiment détruit par les bombardements sur la bande de Gaza au mois de mai 2021. © Fady Hanona

Juan Paris est psychiatre, il travaille pour Médecins Sans Frontières en Palestine depuis août 2020 et soutient psychologiquement les équipes sur place. Il revient sur les onze jours de bombardements intensifs de l’armée israélienne à Gaza et les conséquences de la violence quotidienne sur la santé mentale de la population. Les enfants qui vivent dans l’enclave, sous blocus depuis presque 15 ans, sont particulièrement exposés.

Un cessez-le-feu est entré en vigueur le 21 mai, à la suite des bombardements et tirs de roquettes entre l’armée israélienne et des groupes armés palestiniens dont le Hamas. Vous soutenez les équipes palestiniennes de MSF sur place, que racontent-elles et comment ont-elles réagi ?

Les équipes à Gaza nous ont décrit des bombardements terribles, d’une intensité jamais connue et sans comparaison avec la guerre de Gaza à l’été 2014. Même les plus aguerris ont été très affectés par les combats et surpris par la peur intense qu’ils ont ressentie. Leur principale inquiétude concernait leurs proches, et surtout leurs enfants : savoir s’ils allaient bien, physiquement et psychologiquement.

Très rapidement, des réseaux de soutien se sont organisés, notamment beaucoup de messages partagés via les réseaux sociaux dans des groupes privés. Ils y ont échangé des photos de leurs familles, ce qu’ils faisaient avec leurs enfants pour les aider à surmonter les frappes aériennes, ils se sont encouragés les uns les autres. Ces conversations sont marquées à la fois par une grande peur, particulièrement celle de mourir la nuit lors d’un bombardement, mais aussi par l’entraide : est-ce que tout le monde a à manger et à boire ? Est-ce que tout le monde a reçu tel message portant sur la sécurité de tel quartier ? Le degré de violences de ces onze jours leur a rappelé les précédents conflits et a ravivé un profond sentiment d’injustice et d’impuissance.

Parallèlement, ils ont continué à travailler sans s’arrêter. En tant que travailleurs humanitaires et en tant que Gazaouis, ils sont doublement exposés à la réalité de la vie dans la bande de Gaza, sous blocus depuis presque 15 ans. Ils prennent en charge les personnes blessées à cause du conflit ; ces dernières années, il s’agissait en grande partie des manifestants de la Marche du retour, dont beaucoup présentent des blessures par balles aux jambes.

Les équipes à Gaza sont donc exposées professionnellement et personnellement, leur travail leur rappelle à quel point la situation est difficile pour les habitants, entre les combats, la pauvreté, le chômage, le manque de protection des enfants. Ils sont attachés à leur terre, à leurs souvenirs ; ils sont partagés entre l’espoir et la réalité de leur quotidien.

Les décombres d'un bâtiments de Gaza city, après les bombardements intensifs de l'armée israélienne qui ont eu lieu dans la bande de Gaza en mai 2021.
 © Fady Hanona
Les décombres d'un bâtiments de Gaza city, après les bombardements intensifs de l'armée israélienne qui ont eu lieu dans la bande de Gaza en mai 2021. © Fady Hanona

40% de la population de Gaza a moins de 14 ans, cela représente un million de personnes. À quoi sont-elles exposées et comment cela les affecte-t-il ?
 
Ce million d’enfants n’a connu que le blocus imposé par Israël et l'Égypte, et rien d’autre. Ils ont vécu plusieurs offensives israéliennes, les manifestations réprimées de la Marche du retour, et aujourd’hui cette nouvelle campagne de bombardements massifs. Au-delà de ces périodes d’intensification de la violence, il y a régulièrement des bombardements à Gaza : des frappes la nuit, de temps en temps, de façon épisodique. Ces évènements, en dehors des pics de combats, s’accumulent au fil du temps et diminuent leur capacité à les surmonter.

C’est leur réalité et c’est ce que décrivent ceux que nous soignons : ils ont un accès aux services de base et au monde extérieur extrêmement limité. Les jeunes adultes, ceux qui ont la vingtaine, ont aussi connu la seconde intifada dans les années 2000. Chaque guerre détruit un peu plus la structure de la société à Gaza. Cela affecte leur famille, leurs parents qui eux-mêmes se battent pour survivre : trouver un emploi, avoir suffisamment d’argent pour ne pas tomber dans la pauvreté, survivre physiquement et psychologiquement aux affrontements.

Cette accumulation d’évènements traumatiques a des conséquences sur le long-terme pour les enfants et les adolescents de Gaza. Une bombe qui tombe sur Gaza City ne détruit pas seulement un immeuble, mais aussi tout le système qui habituellement les protège : aujourd’hui, il n’y a pas de filet de sécurité pour eux. Par exemple, si les écoles ferment à cause des combats, les enfants n’ont plus d’espace où ils peuvent tout simplement socialiser et jouer en sécurité. C’est l’effet domino. Une personne dépressive a plus de chances de surmonter sa maladie si elle est entourée de personnes en bonne santé ; à Gaza, c’est toute la structure familiale qui est affectée par ces évènements brutaux et récurrents. On constate la même chose en Cisjordanie, même si le contexte est différent. Nous prenons notamment des enfants en charge dans la ville de Naplouse, dans le nord de la Cisjordanie. Ils y ont grandi sous occupation, ils savent qu’ils peuvent être arrêtés, harcelés, violentés. Leurs mouvements en Cisjordanie sont limités et dépendent du bon vouloir d’une puissance occupante, Israël.

Être exposé à ces violences peut entraîner des conséquences socio-économiques, c’est-à-dire plus de précarité, des problèmes de santé mentale avec un pourcentage plus important de psychose, dépression, syndrome de stress post-traumatique [PTSD], mais aussi une plus grande prévalence de maladies non-transmissibles comme le diabète, l’asthme, le cancer. On voit le même phénomène chez les personnes migrantes qui arrivent en Europe ou encore au sein des communautés afro-américaines ou hispaniques aux États-Unis.

40% des jeunes Gazaouis souffrent de troubles de l'humeur, 60-70% de PTSD et 90% d'autres pathologies liées au stress(1). Les suicides et tentatives de suicide ont régulièrement augmenté en 2020, alors même qu’ils sont clairement sous-rapportés à cause de la stigmatisation des problèmes de santé mentale au sein de la société palestinienne.

 

(1) An overview of the mental health system in Gaza: an assessment using the World Health Organization’s Assessment Instrument for Mental Health Systems (WHO-AIMS), Dyaa Saymah, Lynda Tait and Maria Michail, January 2015.

Notes

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