Pour certains médecins, comme le docteur Alibaba Nurudeen qui travaille sur place et témoigne dans le documentaire « La peur au ventre », tourné fin 2021 à Katsina, il s’agit uniquement de la partie émergée de l’iceberg, dans une région confrontée à une vague de violences sans précédent.
Vincent Foucher est chargé de recherche au CNRS et Guyguy Manangama est responsable adjoint des urgences à MSF. Ils se sont rencontrés à l’occasion de la projection du documentaire à Paris en avril.
Vincent Foucher : Quand on se déplace au Nigeria, quand on va de la capitale économique au sud, Lagos, jusque dans ces zones du nord, que ce soit le nord-ouest ou le nord-est, ce sont des topographies assez similaires, au fond, on passe de Singapour à la brousse sahélienne et c'est le même pays en fait. Et c'est une partie du problème de ce pays-là c’est-à-dire que l'on a des différentiels de richesse extrêmes. On a une richesse pétrolière incroyable que nous consommons, nous faisons par notre consommation la richesse de ce pays-là, et aussi nous créons, nous participons à l'entretien de ces écarts de richesse extraordinaires qui sont une partie importante du problème.
Vincent Foucher a travaillé en Guinée-Bissau et en Gambie, puis plus récemment, il s'est intéressé au mouvement djihadiste Boko Haram né au nord-est du Nigeria et qui affecte certaines zones des voisins du Nigeria dans le bassin du lac Tchad.
Vincent Foucher : Alors le banditisme en Afrique, dans l'Afrique sahélienne, on est dans des zones très peu densément peuplées. Le banditisme a une longue tradition et une longue histoire mais c'est vrai que depuis les années 80-90, on a vu le banditisme s'aggraver au point que maintenant, on parle quasiment de « bandits armies », d'armées de bandits. On parle parfois de groupes de plusieurs centaines d'hommes qui peuvent se déplacer, armés de kalachnikovs, qui se déplacent à moto et qui peuvent mener des raids comme ça dans ces zones. On est dans des zones très vastes. Le Nigeria, c'est un pays qui fait presque deux fois la France, donc il y a de l’espace.
Et en fait ces groupes-là, ce sont essentiellement des ruraux, beaucoup mais pas exclusivement, mais beaucoup de Peuls, de pasteurs peuls, enfin de communautés d'éleveurs. L’élevage est entré dans une crise assez grave dans les années 80-90 au Nigeria. Alors, il y a eu des raisons climatiques mais en fait, les raisons sont aussi pour beaucoup des raisons politiques. Il y a une pression foncière en fait importante, un développement de l'agriculture et une augmentation de la population, et donc les populations agricoles élargissent les surfaces cultivées, ça crée des tensions très fortes avec les pasteurs. On a aussi la grande bourgeoisie urbaine peule / foulanie, mais pas seulement, qui constitue des gros troupeaux et qui va petit à petit marginaliser en fait les petits troupeaux de subsistance des petits pasteurs foulanis. Et donc comme ça, on a une montée en tension très forte dans le monde rural peul du nord en général et qui fait qu'il y a eu énormément d'attaques en fait dans les deux sens, enfin dans tous les sens : des bandits peuls contre des Peuls, des bandits peuls contre des agriculteurs non-peuls, des agriculteurs non-peuls contre des éleveurs peuls. On a comme ça une scène extrêmement complexe et la réduire à une sorte de tension entre des Peuls musulmans djihadistes et puis des gentils agriculteurs chrétiens, c'est complètement faux en fait. On a vraiment une scène conflictuelle beaucoup plus complexe avec des gens qui sont aussi… Enfin le banditisme, c'est aussi une manière de gérer une alternative à des situations de privation et d'exclusion en fait qui sont très fortes.
Et donc face à ça, on a un État qui a une tradition de violences, de répressions violentes assez spectaculaires, qui naît de l'histoire coloniale et puis aussi de l'histoire de la guerre du Biafra qui est une sorte de marque un peu longue dans l'histoire nigériane, cette impunité des forces de sécurité, et ce qui fait qu’on a de plus en plus la montée de tensions, d'affrontements à travers l'ensemble du nord. Donc, le nord-est, on a ce mouvement de djihadistes Boko Haram sur lequel je travaille, et puis à travers tout le nord-ouest, et puis en fait aussi sur tous les chemins de circulation du bétail, puisque le bétail élevé au nord descend au sud, il est beaucoup consommé au sud puisque c'est là qu'il y a l'argent, l'argent du pétrole et les marchés de consommateurs solvables. Donc toutes les routes le long desquelles le bétail descend, ça peut aussi susciter des affrontements. Donc, cette situation du nord-ouest… alors, elle est particulièrement aiguë au nord-ouest mais en fait cette question des affrontements, des tensions entre les éleveurs et les agriculteurs notamment, c'est quelque chose qu'on retrouve aussi dans le centre et dans certaines parties du sud du pays maintenant.
Face à l'augmentation de la malnutrition, les équipes de MSF ont ouvert un nouveau programme de traitement de la malnutrition infantile dans l'État de Katsina en septembre 2021.
Guyguy Mangama : Nous en 2021, on était en contact avec notre projet du côté du Niger, de Maradi. Durant toute l'année 2021, environ 70 % des admissions provenaient du Nigeria. Donc, il y a environ 30 000 enfants mal nourris qui ont été admis dans le programme de Maradi, du Niger, qui provenaient du Nigeria.
Guyguy Manangama s'est rendu à plusieurs reprises dans le nord-ouest du pays au cours des derniers mois.
Il y a des villageois qui disaient que le Niger, c'est à un kilomètre, ils peuvent traverser, ils peuvent aller chercher des soins là-bas. De l'autre côté, il y a des centres de santé qui sont fermés pour raison d’insécurité. Il y a le manque de médicaments, il y a certains centres de santé qui restent quand même [ouverts] mais après, il y a l'approvisionnement en médicaments qui n'arrive pas parce qu’au niveau central, au niveau de l'État, au niveau central de Katsina, pour envoyer les agents de santé pour approvisionner, ils ne peuvent pas y arriver. Par exemple, le soin des enfants de moins de 5 ans, théoriquement, c'est gratuit, mais ce n’est pas gratuit parce que les rares centres qui restent ouverts sont obligés de faire payer parce qu'ils s'approvisionnent autrement, sur d'autres canaux d'approvisionnement. Alors, les mamans préfèrent aller du côté du Niger pour aller chercher des soins gratuits, sachant qu'il y avait MSF de l'autre côté, donc des soins gratuits de qualité.
Nous, on a mené une enquête, on a fait une enquête nutritionnelle en mai 2021 dans un seul LGA. En termes de découpage administratif, il y a l’État; après, il y a des « local government areas », donc ce sont des sous-gouvernements. Là, il y en a 34 à Katsina. Donc nous, on a fait dans un seul et on a trouvé des prévalences élevées de malnutrition. Il y a un point important à mentionner. On reste sur un contexte, un fond de malnutrition chronique. Donc on avait trouvé près de 40 à 45 % d'enfants qui présentaient une malnutrition chronique. Après, en termes de malnutrition globale, il y avait environ 26 % d'enfants qui présentaient de la malnutrition. Alors, on s’est dit qu’il fallait qu’on ouvre rapidement le projet pour vraiment désengorger le côté du Niger et puis répondre à cette urgence.
Il y a aussi le cycle de la malnutrition. À partir du mois de juin jusqu’aux mois d’octobre, novembre, ce sont des périodes de pic saisonnier de malnutrition, et ça correspond également à la saison des pluies, donc il y a le paludisme qui frappe également. Donc ça ne s'arrête pas là. Si je continue à décrire le contexte médical, c'est vraiment un contexte, je dirais, qui est aujourd'hui catastrophique. Les soins de santé ne fonctionnent plus. Les enfants ne sont pas vaccinés. Il y a des épidémies qui sont en cours. Donc depuis 2021, on a une épidémie de rougeole continue. Notre centre en hospitalisation est rempli d'enfants qui ont la rougeole, et on sait bien qu’à part tous les facteurs, qu'ils ont bien décrits d’ailleurs, qui est l’insécurité alimentaire - il y a l’insécurité, ils n'ont pas accès à la nourriture - il y a la rougeole. Un enfant qui fait de la rougeole, surtout qui n'est pas bien soigné, qui n'est pas bien supplémenté, il faut savoir que trois semaines après, vous le retrouvez dans un programme nutritionnel. L'une des complications, c'est aussi ça. Donc, il y a le désert sanitaire qui en plus de l’insécurité et l’insécurité alimentaire, il y a le Covid, il y a l'augmentation des prix, il y a l'inflation. C'est une conjonction, je dirais, de facteurs, de déterminants, qui font que la situation est vraiment alarmante.
Le retard et l'insuffisance de l'aide humanitaire actuelle dans le nord-ouest du Nigeria s'expliquent notamment par le fait que les Nations Unies ont exclu cette région de leur plan de réponse humanitaire nationale pour l'année en cours afin de se concentrer sur le nord-est du pays. Sur place, l'escalade des violences a poussé davantage de personnes dans l'extrême précarité, et près de 500 000 d'entre elles ont dû fuir leurs foyers.
Vincent Foucher : La question de la sécurité est vraiment essentielle. C'est aussi pour ça qu'il y a très peu de chercheurs qui travaillent là-dessus. C'est parce que simplement pour avoir l'accès, ce sont vraiment des terrains extrêmement dangereux. Il y a une industrie de l'enlèvement au Nigeria qui descend de plus en plus bas dans la chaîne, c’est-à-dire que pendant longtemps, on enlevait des gens un peu riches, des cadres, etc. et maintenant, on enlève des commerçants, enfin même des villageois. Ça peut être suffisant et on peut récolter quelques centaines de dollars comme ça, forcer les gens à vendre des vaches ou à donner une partie de la récolte.
Guyguy Manangama : Il y a 48 % des kidnappings en 2021 au Nigeria qui se sont passés dans le nord-ouest. Ça montre l'ampleur de l'insécurité et du conflit dans cette zone mais ça reste toutefois une zone abandonnée, négligée en termes de médiatisation ou en termes de réponse humanitaire également.
Vincent Foucher : La réponse de l'État ? Le Nigeria, c'est un État qui est à la fois extrêmement puissant et extrêmement faible, si on veut, c’est-à-dire que c’est un État qui est présent par intermittence, qui peut déployer sa force comme ça de manière très spectaculaire. Ils ont des avions de chasse, des hélicoptères et ils utilisent d'ailleurs des avions pour essayer de traquer les groupes de bandits. Et en même temps, ils ont beaucoup de mal à avoir un contrôle fin, une biopolitique disons, Michel Foucault appellerait ça comme ça, un contrôle fin et précis de la population. Et en fait, cette défaillance, comment dire ? Ça fait système c’est-à-dire qu’en l'absence d'un contrôle fin, ils ont cette manière d'intervenir souvent très brutale avec des représailles, comme ça, massives. On va tirer dans le tas et évidemment, ça ne fait qu'aggraver la situation. On a comme ça des situations… Dans la zone Boko Haram, j'ai fait beaucoup d'entretiens avec d'anciens détenus. Il y a des gens qui ont été arrêtés par l'armée, qui sont ramassés en vrac. Il n’y a aucun dossier qui est créé, ils sont ramassés un peu au hasard et ils vont passer trois, quatre, cinq ans dans des conditions de détention absolument abominables et puis à un moment, on va les libérer parce que bon, on ne sait pas trop quoi faire d'eux.
Et cette situation qu'on observe dans le nord-est, elle est aussi vraie dans le nord-ouest. On a comme ça des sortes de choses assez incompréhensibles. Et puis par ailleurs, on est dans un système politique très complexe avec des niveaux. C’est un État fédéral, donc il y a des gouverneurs qui sont élus, qui ont un pouvoir important. Il y a des vies politiques comme ça locales extrêmement compétitives avec souvent des dimensions communautaires, et donc il arrive fréquemment que des acteurs politiques passent des alliances avec des groupes criminels pour des raisons électorales, pour le contrôle politique, pour les utiliser, et ça, ça ajoute encore un niveau de complexité, à la fois parce que ça suscite énormément de méfiance : c'est vraiment le pays des théories du complot, le Nigeria, c'est un endroit extraordinaire pour ça, c’est une version aggravée; et puis aussi parce qu’on a parfois des sortes de connexions un peu étranges entre certains acteurs politiques et certains groupes criminels y compris ces groupes de bandits avec des espèces d'accords d'amnistie, avec de l'argent qui est donné. Tout ça est extrêmement compliqué. Donc, on a un État comme ça qui tâtonne avec des outils faibles ou brutaux.
Il y a eu des cas, le Nigeria a acheté, notamment en arguant du prétexte de Boko Haram - et pas seulement parce qu’ils ont aussi utilisé ces avions contre Boko Haram - mais le Nigeria s'est procuré des avions anti-guérilla qu’il utilise aussi contre les bandits, et d'ailleurs c'est assez symptomatique, ils ont requalifié les bandits en terroristes puisqu’une fois qu'on requalifie les bandits en terroristes, on peut utiliser ces avions qui étaient vendus par les Américains à condition qu'ils ne soient utilisés que contre les terroristes. On est dans des espèces de jeu de langage qui participent de rendre possible l’utilisation de ce genre d'outils.
[extrait du documentaire « La peur au ventre »]
Docteur Alibaba Nurudeen : La situation actuelle, avec les cas de malnutrition, est habituellement saisonnière. Mais avec l’insécurité, le nombre de cas de malnutrition que nous voyons augmente au lieu de diminuer. Et vu le nombre de patients dans le centre, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg.
Dans les communautés, nombreux sont les parents qui n’ont pas grand chose pour faire vivre leur famille. La majorité d’entre eux sont fermiers, d’autres sont dans le commerce et ont l’habitude d’aller d’un marché à l’autre pour gagner de l’argent et pouvoir manger.
Mais avec cette insécurité, beaucoup ne veulent plus se déplacer parce qu’ils ont peur d’être enlevés. Beaucoup ne vont plus sur leurs terres parce qu’ils risquent d’être kidnappés.
Guyguy Manangama : Lors de ma première visite l'année dernière, parce que j'y étais en septembre 2021, quand on a ouvert le centre en hospitalisation, j’ai fait le tour notamment de certains centres de santé déjà cités, Daddara, Gurbi, Magaria… J'arrive dans un centre de santé, je pose la question au responsable du centre de santé : « de quoi as-tu besoin ? Qu'est-ce qu'on peut faire pour vous aider ? » Il me dit : « non, mais dans mon centre, il manque la porte de sortie de secours. Il faut déjà commencer par mettre en place cette porte de secours. » Et après, la deuxième question, c’était : « pourquoi vous n'êtes pas en tenue de soignant ? » Il me dit : « je ne suis pas en tenue de soignant parce que si les bandits rentrent, je vais me faufiler, je serai parmi les patients et ils auront du mal à me reconnaître, » parce que le fait de kidnapper un soignant, pour eux, la raison c’est aussi les rançons, c’est pour se faire de l'argent. Après, ils demandent des rançons. Ils se disent que les soignants, ils ont un niveau socio-économique élevé dans la communauté, ils ont des relations, ils ont des contacts, donc si on les kidnappe, on va avoir de l'argent. Donc, ils sont exposés. Initialement, on devait mettre notre hospitalisation à Jibia qui est un peu plus à la frontière avec le Niger mais on a dû la mettre dans la ville de Katsina comme c'est une grande ville - c'est environ 400 - 500 000 habitants - donc plus la ville est grande, moins on a enregistré des incidents sécuritaires. On a pris la décision de la mettre là. Donc plus la ville est petite, plus les gens sont exposés.
Par rapport à ça, il y a un autre phénomène également sur la réponse de l'armée nigériane. Le conflit dure, il y a certains villages qui sont abandonnés. Au début de l'année, ils avaient un camp à côté, dans un village à la frontière avec le Niger qu’ils ont dû quitter. Le jour même où ils ont quitté, le lendemain, il y a des bandits qui se sont installés là : ils ont chassé toute la population et la population s'est retrouvée à Jibia. Là, on a fait une réponse sur les déplacés pour les prendre en charge. Ils étaient localisés dans une école. Il y a environ 130 femmes qui ont été kidnappées pendant ce phénomène-là. Leur retour dépend de l'armée : si l'armée retourne dans ces endroits-là, ils vont se sentir aussi en sécurité pour y retourner. Il y a aussi des dommages dans le sens où il y a parfois des réponses où ils arrivent… C’est difficile de savoir. Les bandits sont parfois difficiles à reconnaître dans la communauté. Il suffit de regarder qui est bandit, qui est là, on ne le sait pas dans la journée, celui qui se transforme en bandit le soir, on ne sait pas.
[extrait du documentaire « La peur au ventre »]
Docteur Alibaba Nurudeen : La majorité d’entre nous, si ce n’est tous, ne porte pas de tenues qui pourraient nous identifier comme personnel de santé, particulièrement la nuit, parce que nous avons peur d’être la cible des bandits. Et comme on peut le voir dans notre centre, et dans d’autres centres de Katsina, il y a des issues de secours en cas d’attaques.
Vincent Foucher : C'est d'abord un problème de gouvernance et d'organisation des élites au Nigeria. C'est là qu’est le souci d'abord. Maintenant sur la question religieuse, le débat est parasité par une tension majeure au Nigeria qui est un pays en gros moitié chrétiens, moitié musulmans et donc il y a un vieux débat qui remonte à la période de l'indépendance, au début de l'indépendance, sur une sorte d’anxiété mutuelle des communautés, l'une envers l'autre. Et donc au sud du Nigeria qui est plutôt chrétien, c'est vrai qu'il y a cette perception d'un nord comme un espace comme ça mystérieux, entièrement criminel où tout le monde serait djihadiste et au fond, dès que quelqu’un a une kalachnikov au nord du pays et qu’il n'est pas militaire, on dit qu’il est djihadiste quoi. Mais ce banditisme dans le nord-ouest et dans le nord-centre aussi puisqu'il est aussi présent là, il n'est pas du tout djihadiste, il ne se fait pas du tout au nom de l'islam. Mais il faut quand même ajouter que le mouvement djihadiste nigérian Boko Haram qui s'est scindé ensuite en trois morceaux essentiellement a quand même essayé de placer des pions dans cette zone-là et est peut-être de plus en plus en train d'essayer de le faire, ce qui n'est pas forcément très rassurant.
Mais par contre ce qu'on sait, c'est que la connexion, elle n'est pas si simple en fait entre ces deux univers, entre l'univers des bandits et l'univers des djihadistes, d'abord parce que l'espèce de centre de gravité de Boko Haram, c'est le nord-est et le nord-est, c'est une zone qui est distincte. Alors tout le monde parle plus ou moins haoussa mais c'est quand même une zone de peuplement d'abord kanouri - et c'est un groupe qui a une histoire très particulière qui est vraiment propre au nord-est - tandis que tout le nord-centre, le nord-ouest, c’est vraiment cette sorte de grand mélange haoussa / foulani assez complexe. Et donc la connexion, elle est compliquée aussi en termes d’éthos, c’est-à-dire que les djihadistes, ils ont quand même un modèle religieux extrêmement strict avec des principes. Et un exemple assez frappant et qui a été exposé récemment par un des rares chercheurs à travailler vraiment dans ces zones-là, James Barnett, où en fait, il raconte un épisode dans lequel un groupe de bandits du nord-ouest vient dans le nord-est discuter dans la forêt de la Sambisa avec Abubakar Shekau, qui était à l'époque encore vivant, qui était le chef de Boko Haram, pour discuter d'une forme de collaboration. Et donc ils sont chez Shekau, et là ils commencent à sortir de la ganja, de l'herbe et à se rouler des pétards en fait, et chez Shekau, pour lui la drogue, c'est vraiment… c’est voilà, et donc il les fait exécuter en fait. Et je pense que l'épisode est assez symptomatique du fait que la connexion n'est pas simple. On a des groupes qui ont des idées de ce qui est bien assez différentes même si une fois encore, il y a des instrumentalisations. On sait qu'il y a des ventes d'armes, il y a des circulations. Il y a des fugitifs des différents groupes djihadistes qui ont pu aller se recaser dans ces groupes de bandits pour leur apporter un peu de soutien technique, et il y a des signes qui indiquent que les groupes djihadistes commencent à regarder un peu pour se placer.
Dernière chose : pour se placer aussi en luttant contre les bandits, et on sait qu’un des ressorts du déploiement des djihadistes, c'est précisément d'essayer de pallier l'incapacité de l'État d'assurer l'ordre. Eux, ils essayent au nom de l'islam de dire : « voilà nous, on va régler le problème de la communauté, en échange, vous allez être des bons musulmans. » Il y a eu une revendication récente d'un groupe qui s'appelle Ansaru, qui est un groupe qui est lié à Al-Qaïda, où ils ont en fait montré des photos de bandits qu'ils ont exécutés. C'était dans le Kaduna, si je ne trompe pas, donc un autre État de cette zone-là, où donc justement, ils cherchaient à se promouvoir en tant que recours contre les bandits et face à l'incapacité de l'État. Donc cette situation-là, elle est lourde d'autres risques en fait.
Ce qui est vrai c'est qu’un des problèmes du Nigeria au fond, c'est qu'il y a ce pétrole qui est dans le delta, qui est dans le sud du pays et au fond, l'État nigérian peut tout à fait survivre en laissant faire un niveau de violence dans ces périphéries que sont le nord-est ou le nord-ouest, un niveau très élevé de violence, s'il tient le pétrole et les grands centres urbains : Lagos la grande capitale économique; Abuja, la capitale politique; Kano, la grande capitale économique du nord. Avec ça, au fond, les élites peuvent tout à fait subsister en réalité. Donc je ne pense pas qu'ils comptent sur Boko Haram pour maintenir l'ordre mais d'une certaine manière, ce qu'on sent, c'est une difficulté des autorités nigérianes à trouver les moyens et à trouver l'énergie et l’attention pour traiter la question de manière sérieuse.
Entre janvier et juin 2022, les équipes de MSF ont déjà pris en charge plus de 50 000 enfants souffrant de malnutrition aiguë dans cinq états du nord-ouest du pays, dont 7 000 ont été hospitalisés.
Guyguy Manangama : Nos prévisions pour la période de pic, donc les cinq mois de l'année, de juin à octobre, on se disait pendant cette période, le nombre de cas va doubler, donc on va faire au moins 2 000 admissions pendant la période de pic. Ce qui fait que dans nos estimations, on s'est dit qu'on pourrait soigner environ 130 000 enfants mal-nourris rien qu’à Katsina sans compter les autres états. Donc, il y a Zamfara, il y a Sokoto également où la situation n'est pas terrible. Ils ont besoin de nourriture parce que quand on donne les aliments thérapeutiques à une maman qui a cinq, quatre enfants, et les autres n'ont rien à manger et l'enfant, [à qui] on donne un traitement pour deux semaines… Arriver à la maison avec un carton de plumpy’nut, les autres n’ont rien à manger, qu'est-ce qu'il va faire ? Il va partager avec les autres enfants. Donc du coup, l'enfant qui est malade, il ne va pas avoir sa ration thérapeutique normale pour qu'il puisse guérir.
[extrait du documentaire « La peur au ventre »]
Aliyu Hassan Momale, Leader jeunesse et fermier : Les habitants souffrent. Avant, j’avais beaucoup de vaches, j’en avais plus de 150. Aujourd’hui, j’en ai moins de 60. Les femmes et les enfants font partie des plus vulnérables, c’est vrai dans toutes les communautés. L’insécurité les affecte particulièrement.
C'était « Nigeria, la peur au ventre » un podcast produit par Médecins Sans Frontières. Et si vous voulez en savoir plus, vous pouvez aller regarder le documentaire éponyme sur notre chaîne Youtube.