Quelle est la situation humanitaire en RDC ? L'intégralité du débat sur le monde.fr avec Thierry Allafort, coordinateur des programmes d'urgence de MSF à Rutshuru, au Nord-Kivu (RDC), qui s'est tenu le vendredi 21 novembre, à 11 h 30.
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440 : Quels sont les dangers les plus menaçants pour les habitants du Kivu ? Les violences, l'isolement, la faim ?
Thierry Allafort : Mettre des priorités, c'est toujours difficile. Ce sont des gens qui subissent de nombreux déplacements liés au conflit. C'est un conflit qui dure depuis longtemps, et dans cette période de conflit aigu, on voit davantage de blessés par balles ou armes lourdes que quand le combat était moins intense. Ensuite, les difficultés pour les gens, c'est leurs déplacements, avec la difficulté pour trouver de la nourriture, de l'eau potable et d'accéder à des soins quand ils ont un problème de santé. Autre phénomène peut-être moins important au moment des combats mais très lourd entre les phases de combats, ce sont les violences contre les femmes, en particulier sexuelles. On a pris en charge en hôpital sur certains sites parfois jusqu'à 500 femmes violées en un mois. On peut voir en général des gens qui ont dû fuir les combats pour se réfugier dans des zones plus protégées : des camps de déplacés, des familles. Mais pour subvenir à leurs besoins, ils devront retourner sur les zones dangereuses au risque de s'exposer à la violence, au racket, au tabassage pour les hommes, et au viol pour les femmes.
Fagood : Comment fait-on pour venir en aide à des populations qui sont particulièrement mobiles ?
Thierry Allafort : Il est vrai que dans cette phase aiguë, les fronts sont très mobiles, les combats durent rarement plus de deux jours. Cela complique la situation. Nous, nous restons sur les lieux de soins, les dispensaires et les hôpitaux. On assiste aussi plusieurs camps en termes d'accessibilité à la santé, on fait des distributions de non-vivres : bâches pour les huttes, jerricans... En dehors des périodes de combats intenses, les gens peuvent rejoindre ces lieux. Mais il y a aussi des gens qui décident de ne pas aller dans des camps, de rester dans leurs familles ou près de leur champ et qui cherchent eux-mêmes des moyens de survie. Depuis la fin de l'année dernière toutefois, on assiste à la réapparition de camps importants dans la région de Nyanzale et de Kabizo en particulier.
MoM : Les tensions, les violences, provoquent-elles des troubles psychologiques chez les rescapés ?
Thierry Allafort : Aujourd'hui nous n'avons pas une prise en charge psychologique dans nos lieux de soins. C'est un débat qu'on a en ce moment à MSF. Mais il est clair que les médecins nous parlent de difficultés psychologiques chez les patients qu'ils rencontrent. On entend beaucoup parler de la résilience des Congolais à cette violence. La guerre dure depuis dix ans, avec des phases plus ou moins aiguës, et donc une certaine habitude. Mais il y a quand même de vraies difficultés psychologiques.
Bruja : La RDC est très grande, pourquoi les gens ne quittent-ils pas le Kivu pour aller ailleurs ?
Thierry Allafort : C'est une bonne question, et je l'ai entendue assez souvent ces derniers temps. Honnêtement, je ne sais pas si je peux répondre. Ce sont leurs terres, des terres riches, agricoles, et les gens ont besoin de survivre. Les combats violents rendent la vie difficile, mais les gens essaient aussi de s'adapter à cette vie, de continuer à aller sur leurs champs et à mener une vie "normale" dans la mesure de leurs moyens. Mais dans les périodes aiguës, on voit aussi des gens passer les frontières, pour aller en Ouganda, par exemple.
Clara : On parle beaucoup du recrutement d'enfants-soldats. Que fait-on pour les aider ?
Thierry Allafort : La question des enfants-soldats est récurrente dans les conflits de ces dernières années. MSF n'a pas de programme particulier vis-à-vis des enfants-soldats. On peut parler plus de politique, de règles de la guerre, et plus tard, comme certains organismes essaient de le faire, de réaccompagnement de ces jeunes à une vie civile.
Youk : Pouvez-vous mesurer l'influence de la soudaine couverture médiatique du conflit sur les exactions commises par les différentes parties ?
Thierry Allafort : La couverture médiatique a permis de mettre en avant ces problèmes. Les chefs de guerre sont aussi des politiques, ils sont à l'écoute de ce qui se passe, et les médias font leur travail. Mais il est impossible de mesurer exactement cet impact. On est dans une zone qui est vaste, avec des fronts qui bougent énormément. Il faut que les médias continuent à faire leur travail. La médiatisation remet en avant ce conflit, en partie oublié et permet une meilleure considération de la souffrance de la population. Ce qu'on peut espérer, c'est qu'on en tire des solutions politiques.
Lion : Pensez-vous que la Monuc peut avoir un rôle pour minimiser la crise humanitaire ?
Thierry Allafort : Nous, les humanitaires sommes en contact avec tous les acteurs de la zone, les acteurs belligérants comme les Nations unies. Par rapport à la Monuc, ce n'est pas leur travail en soi sur place qui est problématique, c'est plutôt le mandat sûrement impossible qui leur est confié. Le problème n'est pas de dire qu'il faut 2 000 ou 3 000 hommes en plus, mais plutôt qu'il faut des discussions entre les différents pays impliqués dans ce pays pour trouver des solutions politiques à la crise. L'inquiétude qu'on a aujourd'hui, pas seulement au Congo, mais aussi au Darfour, c'est qu'on voit une vague, soit d'ONG, soit de politiques, qui veulent faire de l'humanitaire avec des moyens militaires. On a une activité qu'on considère efficace, qui permet aux gens d'être soignés, la population civile et les combattants. Vouloir faire de l'humanitaire uniquement à travers des corridors protégés par les forces armées ne me paraît pas être la meilleure chose. Il faut plutôt une action efficace et une négociation avec les différentes parties au conflit.
Marie : Les humanitaires courent-ils des risques sur place ? Ce risque est-il différent selon qu'il s'agisse de personnels européens ou congolais ?
Thierry Allafort : Bien évidemment, ils courent des risques. On est dans une zone de guerre. Les risques sont multiples et inhérents à la situation de guerre : être au mauvais endroit au mauvais moment, prendre une balle perdue ou un obus qui tombe sur votre lieu de vie ou de travail. On peut être arrêtés pendant nos déplacements, ou rançonnés. Quant aux différences entre internationaux et Congolais, il y en a. Un Congolais va avoir une vie sociale, politique, il peut être plus facilement visé parce qu'il aura tous ses biens à un endroit alors qu'un international viendra juste pour une courte période. A l'inverse, il peut être intéressant pour certains combattants de s'en prendre à un Européen pour marquer un coup, mais ce n'est pas ce qu'on constate aujourd'hui en RDC. Il y a rarement des actions contre MSF.
Jarjar : Vous opérez dans des zones rebelles : ceux-ci vous laissent-ils agir ? N'y a-t-il pas un risque de récupération politique de votre action par un camp ou l'autre ?
Thierry Allafort : Ce n'est pas qu'il y a un "risque" de récupération : nous sommes conscients du fait que nous sommes souvent récupérés et nous sommes très attentifs à ce problème. Aujourd'hui, on arrive à travailler assez correctement avec toutes les parties au conflit. Cela n'empêche pas qu'on a eu des problèmes de sécurité, des moments de débandade et de pillage, de présence de militaires dans un hôpital... Mais on arrive à discuter avec à peu près tous les acteurs du conflit, pas seulement le CNDP et les forces gouvernementales, mais aussi les autres groupes armés de la région. Par exemple, aujourd'hui, on arrive à passer des lignes de front.
Youk : Qu'est-ce qui différencie MSF des autres ONG pour que vous soyez les seuls à être restés sur place ?
Thierry Allafort : Il faut préciser : nous avons été, un moment, les seuls présents à Rutshuru, mais aujourd'hui, d'autres organisations reviennent petit et petit. Si nous avons pu rester, c'est parce que nous travaillons dans les hôpitaux, donc il y a va de la survie des populations qu'on aide. D'autre part, nous n'avons aucune affiliation avec le système des Nations unies, nous n'utilisons pas les escortes armées, nous prenons nos décisions seuls, qu'on reste ou qu'on parte. Par exemple à Rutshuru, nous avons réduit l'équipe et décidé de vivre dans l'hôpital avec les équipes congolaises et internationales, pour des raisons de sécurité, en espérant que l'hôpital serait respecté par les combattants, et aussi pour des raisons pratiques, les urgences arrivant aussi bien de jour que de nuit.
Thomas : Y a-t-il des risques que le conflit s'étende sur d'autres zones de la RDC, notamment jusqu'à Kinshasa ?
Thierry Allafort : Très difficile à dire. C'est clair que le Kivu a été souvent le départ de conflits qui se sont généralisés. On peut repenser à l'arrivée de Kabila père au pouvoir. Aujourd'hui, j'espère que le fait de remettre ce conflit sur l'agenda diplomatique, politique et médiatique contiendra le conflit.
Jarjar : Peut-on dire que la crise dans le nord-est de la RDC est la crise humanitaire la plus grave du moment ?
Thierry Allafort : Pour nous, c'est clairement une de nos plus grosses missions, avec un investissement en ressources humaines et en moyens financiers énormes. On aura un budget de plus de 10 millions d'euros pour la section française, et toutes sections confondues entre 20 et 25 millions d'euros, pour la RDC, en particulier sur la région du Kivu. Les critères sont toujours difficiles à définir, mais je pense que c'est une des guerres les plus violentes de la planète, et surtout c'était un conflit oublié. Il faut souhaiter que cela ne redevienne pas le cas d'ici une ou deux semaines.
Chat modéré par Mathilde Gérard
Un site de MSF consacré au Kivu
MSF a lancé jeudi 20 novembre le site www.etat-critique.fr, consacré à la guerre dans l'est de la RDC. Pendant l'année à venir, le site sera alimenté par des témoignages d'habitants, et des informations sur l'action de MSF au Kivu. On peut dès à présent y visionner un documentaire de 11 minutes sur les populations de la province, illustré par des photographies de Cédric Gerbehaye, lauréat du World Press Photo, exposé lors de l'édition 2008 du festival international Visa pour l'image.