Tchad : « les souvenirs douloureux sont contenus avec une force sidérante »

Sido Tchad  Site de regroupement de réfugiés centrafricains après la première pluie.
Sido, Tchad - Site de regroupement de réfugiés centrafricains, après la première pluie. © Frédérique Drogoul/MSF

C’est un véritable calvaire que les réfugiés venus de République centrafricaine (RCA) ont traversé avant d’atteindre enfin Sido, du côté tchadien de la frontière. Après avoir été témoins du massacre de leurs voisins voire de leurs proches en RCA, ils arrivent épuisés tant physiquement que psychiquement après un voyage de plusieurs centaines de kilomètres entassés dans des camions ou des véhicules escortés par l’armée tchadienne depuis Bangui. Le Dr. Frédérique Drogoul, médecin psychiatre MSF, témoigne de ces vies brisées par la violence et l’exil.

« La plupart des réfugiés qui m’ont raconté leur histoire l’ont fait d’une voix monocorde, le visage grave, évoquant sans détails les corps découpés lors des massacres tout en tenant à distance l’expression des émotions douloureuses. ‘On doit se serrer la ceinture, sinon on devient fou’ m’a dit un homme dont la femme et les enfants ont été tués sauvagement ». Le Dr. Frédérique Drogoul revient de Sido où Médecins Sans Frontières a ouvert début février un centre de santé et une unité d’hospitalisation pour répondre aux besoins médicaux urgents des quelques 13 000 réfugiés installés dans ce village frontalier de la RCA.

« Malgré les récits terribles entendus tout au long de ma visite, j’ai souvent eu le sentiment que les souvenirs douloureux étaient contenus avec une force sidérante » confie Frédérique. C’était le cas de la grand-mère d’Abdel et Zacharia, deux frères d’une vingtaine d’années. « Elle était comme détachée ». Originaires du quartier « kilo 5 » de Bangui, ils sont arrivés à Sido dans l’un des convois organisés par l’armée tchadienne. Les 28 membres de leur famille ont été massacrés. « Quand je l’ai rencontré, Abdel était vraiment ailleurs, il était assis et marmonnait parfois. Sa grand-mère m’a raconté que c’est au moment où son grand frère a été décapité sous ses yeux qu’Abdel est parti en courant et en criant. Il n’a plus retrouvé ses esprits depuis », rapporte Frédérique. Zacharia, le jeune frère d’Abdel, n’était pas avec eux à ce moment-là. Il travaillait dans son magasin qui était aussi attaqué. Il raconte que les Anti-balakas l’ont attaché par le bras avant de lancer une grenade dans le magasin. Une partie de sa main droite a été arrachée et il a reçu un éclat dans l’œil droit. « Zacharia a retrouvé par chance sa grand-mère et Abdel à Sido. Aujourd’hui il est anxieux, épuisé, il s’occupe de sa grand-mère pas très valide et d’un frère psychotique qui n’est plus du tout autonome. C’est une charge très lourde pour lui ». La famille est soutenue et médicalement suivie par l’équipe MSF de Sido.

Aux violences vécues sur place se sont parfois ajoutées celles subies pendant la longue route vers le Tchad. Mariama est une petite fille Peulh de 10 ans. Quand Frédérique la rencontre pour la première fois, elle vient accompagnée de l’une de ses grandes sœurs. « Son regard était apeuré, son visage triste et fermé, elle ne parlait pas par elle-même, c’est sa sœur qui m’a raconté leur histoire », se souvient Frédérique. Les parents de Mariama ont été tués lors de l’attaque de Bossembélé et elle a fui en brousse avec des voisins. C’est le mari de l’une de ses grandes sœurs qui a réussi à la retrouver pour la ramener chez eux à Bonali avant de fuir tous ensemble vers Bangui dans l’un des convois escortés par l’armée tchadienne. Sur la route, leur camion est tombé en panne. « Le convoi escorté ne s’est pas arrêté et d’après la grande sœur de Mariama, les Anti-balakas les ont immédiatement attaqués. Les hommes – y compris le beau-frère qui avait sauvé Mariama ont tous été tués à la machette devant les femmes et les enfants. » Certaines d’entre elles ont été violées et Mariama aurait été piétinée. Elle se plaint d’ailleurs de douleurs généralisées. « C’est à notre troisième rencontre qu’elle me confie qu’avant de les abandonner là en pleine nuit, les Anti-balakas auraient mis le feu à toutes leurs affaires, leur laissant croire qu’elles seraient cuites et dévorées par la même occasion », raconte Frédérique. « Pendant que sa sœur me dit tout ça, Mariama est attentive, elle approuve de la tête ce que dit sa sœur. J’ai été vraiment touchée quand on a parlé des pleurs. Sa grande sœur me disait ‘si elle pleure, moi aussi je commence à pleurer, c’est trop difficile’. J’ai eu l’impression que le fait d’en parler a permis de soulager cette terreur-là et lors de notre dernière rencontre sa sœur me disait que Mariama ne pleurait plus, qu’elle  avait retrouvé des activités de son âge. ».

A une centaine de kilomètres de Sido, à Doyaba, un lieu d’accueil spécifique a été aménagé pour les mineurs non accompagnés, c’est-à-dire tous les enfants arrivés seuls, totalement séparés de leur famille. Ils sont à peu près 400 là, mais un peu plus d’un millier sur l’ensemble du sud du Tchad selon l'UNICEF. Prise en charge depuis quelques semaines à Doyaba, une fratrie de quatre jeunes enfants était arrivée par Sido avec des cicatrices de coups de machette sur le crâne et pour deux d’entre eux, des doigts intentionnellement mutilés. « Les deux grands, âgés de 7-8 ans,  semblent aller mieux, les plaies sont cicatrisées, ils jouent tranquillement avec les autres enfants. Par contre les deux plus petits sont isolés, comme en retrait, le regard encore vide. »

Au traumatisme des violences subies en RCA, s’ajoute encore celui de la séparation des familles. Pour Frédérique, « il est indispensable de travailler à la réunification des familles en croisant les listes établies par les agences onusiennes au Tchad et en RCA par exemple, ou en installant – comme le CICR l’a déjà fait à Goré et Doyaba – des cabines téléphoniques permettant aux réfugiés d’appeler des proches, des voisins et de rétablir le contact avec ceux qu’ils ont perdus ».

« C’est une survie au jour le jour, la vie psychique semble suspendue, il n’y a que peu de place pour les souvenirs d’effroi, pas d’espace pour se projeter dans l’avenir. Avoir survécu et réussi à protéger ses enfants est ce qui compte avant tout aujourd’hui, selon le Dr. Frédérique Drogoul. Mais lorsque les conditions minimales de survie seront enfin offertes aux réfugiés, il est probable que les situations de grande détresse, voire d’effondrement  psychique, seront plus fréquentes.»


MSF est présente au Tchad depuis plus de 30 ans. En plus des projets d’urgence mis en place en février à N’Djamena, Bitoye, Goré et Sido pour répondre aux besoins médicaux et humanitaires des réfugiés venus de Centrafrique, les équipes MSF mènent des programmes réguliers à Abéché, Am Timan, Massakory, Moissala et Tissi.

Notes

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