En nous racontant l'histoire de ce patient, victime des deux conflits (externe puis interne), elle revient sur les violences récurrentes subies par nos patients, leurs conséquences psychologiques et le soutien que MSF peut mettre, voire remettre, en place, y compris des années plus tard, si besoin est.
« 21 février 2007. Les premiers affrontements inter-palestiniens, Hamas contre Fatah, viennent à peine de se terminer et l'on compte les blessés, les morts, les peurs et la sidération d'en être arrivé là, entre Palestiniens.
Deuxième étage de l'hôpital Shifa, service d'orthopédie. Sabri, 27 ans, est allongé sur un lit, une jambe amputée, l'autre encombrée d'un fixateur externe, le poignet gauche en piteux état.
Un de ses frères a été tué par l'armée israélienne durant la première Intifada. Lui a été blessé durant la seconde Intifada, en 2000.
En décembre 2007, il était chez lui quand un groupe de Palestiniens masqués, est arrivé. Il a reçu plus de 30 balles dans les jambes et le poignet. Sabri a passé 15 jours aux soins intensifs. En à peine un mois et demi, il a été opéré six fois.
Souffrance psychologique. Sabri est en colère. Ses yeux clairs sont remplis de douleur. Il fait des cauchemars où des gens tirent. Le sommeil le fuit et quand il parvient à dormir, la douleur le réveille. Ses sautes d'humeur sont quasi quotidiennes. Il rumine, refuse de voir les gens qui lui rendent visite et se renferme de plus en plus. Il parle des opérations chirurgicales qu'il faudrait effectuer à l'étranger : Russie, Allemagne, Egypte, Jordanie, les noms des pays se bousculent, moins comme un plan que comme des rêves qu'il égrènerait. Il s'assombrit et déprime. Il a accroché un rideau à la fenêtre de sa chambre, afin de ne pas voir les gens qui marchent dehors.
Son suivi psychologique devra être brutalement interrompu à la fin du mois d'avril 2007, date à laquelle les affrontements inter-palestiniens reprennent. Du fait de l'insécurité, les équipes expatriées MSF sont évacuées de Gaza. J'en fais partie, je ne peux plus suivre Sabri.
27 octobre 2010. Trois ans plus tard, je reviens à Gaza. Je recherche et retrouve Sabri. Le médecin MSF m'informe que son autre jambe a dû, elle aussi, être amputée.
Une voiture est allée chercher Sabri qui se déplace en fauteuil roulant. Une émotion particulière me noue le plexus en le voyant. Quelque chose me dit que son état d'esprit n'a guère changé...
Il raconte ses trois dernières années : son hospitalisation a duré plusieurs mois, puis il est rentré chez lui. Depuis, il est tombé et a dû être à nouveau opéré. Son poignet a toujours besoin d'une intervention chirurgicale, une opération délicate puisque les nerfs sont atteints et qu'il ne peut pratiquement plus utiliser sa main.
Son inquiétude majeure du moment est que le propriétaire de l'appartement où il vit avec sa famille veut les expulser : cela fait plusieurs mois que le loyer n'a pas été payé. Selon lui, personne ne peut les aider. Comme il a été blessé pendant les affrontements internes, il ne peut bénéficier d'aucune aide sociale : Sabri n'est pas du « bon » bord politique. Il m'explique aussi qu'il se dispute presque tous les jours avec sa femme, qu'elle lui reproche de ne pas subvenir aux besoins de la famille. Ils ont trois enfants maintenant.
Initier à nouveau une prise en charge psychologique et sociale. Mon objectif en revoyant Sabri n'était pas de mener une consultation à proprement parler. Mais je voulais savoir comment il allait. Mal, manifestement. Partir pour pouvoir être opéré à l'étranger reste une obsession. Obtenir des prothèses pour ses jambes aussi. Une évidence me frappe : Sabri a renoncé. Il a démissionné, depuis longtemps. Il refuse toute proposition d'aide et vit dans ses rêves de voyages, pour fuir une réalité qu'il est incapable d'assumer, tant pour lui que pour sa famille. Tout lui est insupportable.
Je lui propose d'être à nouveau suivi par un psychologue MSF, de façon à ce qu'un dossier social en sa faveur puisse également être ré ouvert. Il accepte. Lui comme moi ne voulons pas nous résigner. »