À bord de l’Ocean Viking : risquer sa vie plutôt que de rester en Libye

Hannah Wallace Bowman, responsable des communications MSF à bord de l'Ocean Viking. 2019.
Hannah Wallace Bowman, responsable des communications MSF à bord de l'Ocean Viking. 2019. © Anthony Jean/SOS MEDITERRANEE

Hannah Wallace Bowman est photographe et responsable des communications MSF à bord de l’Ocean Viking. Elle livre un texte personnel sur ses rencontres avec les rescapés qu’elle a rencontrés et photographiés.

Quand l’Ocean Viking s’approche d’une embarcation en détresse, je la prends en photo. Cela fait partie de mon travail à bord : essayer de montrer ce que nous faisons et pourquoi.

Dans ces moments, je capte avec mon appareil photo ce que le monde entier imagine probablement en entendant les mots « crise des réfugiés » : un canot pneumatique ou un bateau en bois qui dérive au milieu d'une grande mer bleue, avec à son bord des dizaines de personnes. Cette image est devenue une icône de la migration au sein de notre imaginaire collectif.

Rescapés à bord de l'Ocean Viking. 2019.
 © Hannah Wallace Bowman / MSF
Rescapés à bord de l'Ocean Viking. 2019. © Hannah Wallace Bowman / MSF

Dernièrement, je me suis replongée dans les clichés des premiers sauvetages auxquels j’ai assisté. C'était comme si je voyais ces images pour la première fois. Mais je ne voyais plus seulement une embarcation en détresse. Je reconnaissais les personnes à bord et des bribes de leurs histoires me revenaient en mémoire.

Je pense à Mohammed, originaire du Darfour. Je vois cet homme dont la veste surdimensionnée cachait une silhouette maigre. Un matin, il m'avait demandé un stylo et de quoi écrire. Plus tard dans la journée, il m'a rendu cinq feuilles de papier sur lesquelles il a écrit son histoire à sa manière. Il l’a appelée « REFUGEE STORY ».

Mohammed à bord de l'Ocean Viking, peu de temps après l'opération de sauvetage. 2019.
 © Hannah Wallace Bowman / MSF
Mohammed à bord de l'Ocean Viking, peu de temps après l'opération de sauvetage. 2019. © Hannah Wallace Bowman / MSF

Il a grandi dans un camp au Soudan et n’a cessé de se déplacer ensuite. Dans les parties les plus éprouvantes de son récit, il utilise des diagrammes, des puces ou des systèmes de numérotation pour organiser ses pensées : 1. Ils ont violé ma sœur. 2. Il y a eu un incendie et les soldats sont arrivés. Et ainsi de suite. Il se trouvait dans le centre de détention de Tajoura le jour où celui-ci a été bombardé. Il a couru pour s'échapper, ses amis tombaient autour de lui alors que les gardes ouvraient le feu au milieu de la foule en panique. Il m'a dit qu'il avait peur de fermer les yeux la nuit.

Je me rappelle également d’Abdoul, le coiffeur. Les gens que nous sauvons en Méditerranée exerçaient un métier avant d’être incarcérés à Tripoli ou dans un autre centre de détention. Abdoul est un homme doux qui aime son travail, il dit qu’il est heureux quand il fait une coupe de cheveux.

Abdoul, à bord de l'Ocean Viking. 2019.
 © Hannah Wallace Bowman / MSF
Abdoul, à bord de l'Ocean Viking. 2019. © Hannah Wallace Bowman / MSF

Quand je l'ai interrogé sur son voyage, j'ai aussi pris un portrait de lui. En tournant l'écran de mon appareil photo pour lui montrer l'image, il a secoué la tête avec incrédulité. « Je n'ai pas de barbe comme ça ! », s’est-il exclamé. Il a passé ses doigts sur ses pommettes et les poils de son menton, tout en secouant la tête. « Demain, je me raserai », a-t-il dit, de manière décidée. C’est la première fois qu’il voyait son visage dans un miroir après plus d’un an de captivité en Libye.

Sur la photo suivante, c'est Grace que je vois en premier. Digne et stoïque, même après des jours de dérive en mer. Je la reconnais immédiatement, le visage pâle, le sel incrusté sur les traits de son visage.

Grace et des membres de sa famille, à bord de l'Ocean Viking. 2019.
 © Hannah Wallace Bowman / MSF
Grace et des membres de sa famille, à bord de l'Ocean Viking. 2019. © Hannah Wallace Bowman / MSF

Je la trouvais souvent debout sur le pont la nuit quand tout le monde dormait. Elle regardait les étoiles. Elle m'a demandé à maintes reprises de lui dire qu’elle ne rêvait pas, et qu'ils étaient bien en sécurité à bord d'un navire de sauvetage. Grace, son mari et ses quatre enfants avaient déjà essayé de traverser la Méditerranée deux fois. Ils avaient été interceptés par les gardes-côtes libyens et leur fille était tombée gravement malade au point qu’ils avaient cru la perdre. 

Hannah Wallace Bowman en discussion avec un rescapé à bord de l'Ocean Viking. 2019. 
 © MSF
Hannah Wallace Bowman en discussion avec un rescapé à bord de l'Ocean Viking. 2019.  © MSF

Quasiment tous les rescapés que j’ai rencontrés connaissent les risques de la traversée. Ils ont vu des gens périr en mer lors de leurs précédentes traversées ; certains ont même perdu des amis ou des membres de leur famille. Quand il m’est arrivé de demander à certains rescapés pourquoi ils tentaient la traversée malgré tous les risques, ils ne comprenaient pas que je puisse leur poser une telle question. Pour eux, c’était évident : ils préféraient mourir que de passer une journée de plus en Libye.

À bord de l'Ocean Viking, nous avons le temps de découvrir les personnes que nous sauvons en Méditerranée, de parler avec eux et de recueillir leurs témoignages. J’aimerais que chacun puisse avoir la chance de passer une journée avec ces rescapés, pour comprendre leurs vies et ces peuples que l'Europe a condamnés, au-delà des clichés. 

La première publication de cet article a été faite par SBS Australia.

Notes

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