Accord Italie-Libye : 5 années d’exactions contre les migrants, chapeautées par l’Union européenne

Un groupe de migrants dans des logements partagés en Libye. Août 2021.
Un groupe de migrants dans des logements partagés en Libye. Août 2021.   © Ricardo Garcia Vilanova

Le 2 février 2017, avec le soutien de l’Union Européenne, l’Italie signait un accord avec la Libye visant à encourager et maintenir les efforts de ce pays d’Afrique du Nord à intercepter les migrants en mer et à les renvoyer dans ses centres de détention. Cinq ans plus tard, alors même que les exactions contre les migrants en Libye sont connues et documentées, cet accord perdure. Les États européens, dont la France, continuent d’alimenter un système d’exploitation, d’extorsion et d’abus contre des milliers de personnes qui veulent demander l’asile. 

Après avoir été secouru en Méditerranée centrale, Kouassi* a détaillé son parcours aux équipes MSF du Geo Barents, le navire de recherche et de sauvetage de l’association, qui intervient en Méditerranée centrale. Cet Ivoirien de 23 ans a affirmé avoir été détenu en Libye pendant trois mois en 2020.

« [Les gardes] nous ont mis des fers aux chevilles et aux poignets, explique-t-il. J'ai beaucoup de cicatrices sur mes chevilles. J'ai passé trois mois enchaîné. Ils nous ont battus. Ils nous ont frappés avec des bâtons en bois et en métal. J'ai encore des cicatrices de coups de couteau sur le dos. C'était une prison dans le désert, c’est là que nous avons été vendus. Nous étions une dizaine dans une chambre. Il y avait plusieurs chambres. Ils ont pris tout ce que nous avions. Ils ont demandé 500 000 francs CFA [760 euros] à nos parents pour notre libération. »

Comme Kouassi, des milliers de femmes, d'enfants et d'hommes en migration sont victimes du trafic et de l’exploitation, détenus arbitrairement, torturés et extorqués. À leur arrivée dans le pays, de nombreux migrants sont kidnappés et retenus captifs par des milices ou des groupes armés, ou utilisés comme monnaie d'échange par des trafiquants et des passeurs. Les migrants habitant dans les villes sont persécutés et vivent sous la menace constante d'arrestations massives et d'incarcérations arbitraires.

Un groupe de migrants et de réfugiés mangent tandis qu'un père et son fils de deux ans les regardent. Libye. Août 2021.
 © Ricardo Garcia Vilanova
Un groupe de migrants et de réfugiés mangent tandis qu'un père et son fils de deux ans les regardent. Libye. Août 2021. © Ricardo Garcia Vilanova

« Catastrophique, c'est ainsi que je décrirais la situation actuelle en Libye, déclare Mustafa*, un Malien qui vit dans le pays depuis plusieurs années. Si un étranger est kidnappé, l’argent peut permettre de le libérer. Mais cela ne l'empêchera pas d’être kidnappé à nouveau. Des migrants meurent en détention et, quand ça arrive, ils sont simplement jetés dehors comme des animaux. Leurs familles ne savent même pas où ils sont enterrés. C'est pour cela que des gens comme moi souffrent en Libye. Et l'Europe continue de donner aux Libyens des moyens d’alimenter ce système de souffrance. »

Plusieurs rapports publiés par des organisations internationales, appuyés par des milliers de récits de survivants, documentent le traitement inhumain infligé aux migrants et aux réfugiés en Libye. En novembre 2021, la mission d'enquête de l'Onu en Libye a conclu que ces violations constituaient des crimes contre l'humanité. Pourtant, les gouvernements européens ferment les yeux et des preuves accablantes ne les empêchent pas de conclure des accords avec les autorités libyennes pour contrôler la migration vers l'Europe.

En février 2017, le gouvernement italien, soutenu par l’Union européenne (UE), a signé un accord avec le gouvernement libyen : le protocole d'accord sur la migration, qui a été renouvelé en 2020 pour trois années supplémentaires. Dans ce cadre, l'Italie et l'UE ont aidé les garde-côtes libyens à renforcer leur capacité de surveillance maritime, en leur fournissant un soutien financier et des moyens techniques. Depuis la signature de l’accord, l'Italie a alloué 32,6 millions d'euros pour des missions de soutien aux garde-côtes libyens, dont 10,5 millions d'euros au cours de la seule année 2021. 

« Cet accord signé par l’Italie et la Libye fait partie de la stratégie de refoulement et de criminalisation des migrations mise en place par les États européens, indique Michaël Neuman, Directeur d’étude du Centre de réflexion et d’action sur les savoirs humanitaires. En tant que membre important de l’Union européenne, la France participe activement à ce système. Les équipes MSF sont témoins des conditions dans lesquelles sont détenus les migrants en Libye. Elles sont inhumaines et inacceptables. Ramener ces personnes en Libye, c’est les replonger dans un cycle infernal de détention, d’exactions et de souffrances. C’est cela que la France a contribué à mettre en place et continue d’alimenter, au même titre que l’Italie. »

Des matelas posés à même le sol, sur le toit d'une habitation partagée par des migrants en Libye. Août 2021.

 
 © Ricardo Garcia Vilanova
Des matelas posés à même le sol, sur le toit d'une habitation partagée par des migrants en Libye. Août 2021.   © Ricardo Garcia Vilanova

« J'ai été torturé et battu, explique Bashir, un Somalien de 17 ans qui a passé un an dans un centre de détention non-officiel. J'ai prié Dieu de prendre mon âme plutôt que d'être torturé. [Les gardes] ont pris du plastique brûlé et l'ont mis sur mon corps. J’étais détenu dans un immeuble. C'était une petite pièce où on ne voyait rien. Il fallait rester assis, seul dans la chambre, sans fenêtres, sans rien. J’ai passé un an dans cet endroit. Quand j'ai été libéré, je ne pouvais pas marcher sur mes pieds, car je n’arrivais pas à déplier mes genoux. Et je ne pouvais rien voir puisque j'avais passé un an dans le noir. »

En l’absence de moyens légaux qui permettraient aux migrants de sortir de Libye, ces derniers sont contraints d’emprunter la route migratoire la plus meurtrière au monde, la Méditerranée centrale. Et plutôt que d’assurer de réelles opérations de recherche et de sauvetage, les États européens préfèrent continuer de déléguer ces missions aux Libyens. Plus de 1 500 personnes sont mortes en Méditerranée centrale en 2021. 

« Les personnes qui traversent la Méditerranée n'ont pas d’autres choix, avance Juan Matias Gil, chef de mission MSF pour les opérations de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale. Les gouvernements européens ont choisi des stratégies de dissuasion et de défense des frontières plutôt que le respect des droits de l'homme et la protection de la vie humaine.  L’Europe ferme encore les yeux sur un système d'exploitation, d'extorsion et d'abus mis en place en Libye grâce aux financements de l’Italie et de l’Union européenne. »

*Le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat du témoin.

Notes

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