Darfour : Une seconde catastrophe se profile

Camp de Yida Sud Soudan
Camp de Yida, Sud Soudan © Yann Libessart/MSF

Le docteur Jean-Hervé Bradol, président de Médecins Sans Frontières, s'est rendu dans l'ouest du Darfour où il a visité les programmes MSF à El Genina, Mornay et Zalingei.

Tu reviens de l'Ouest Darfour. Quelles sont tes premières impressions ?

La sévérité des violences subies, l'impact de cette violence sur la santé des personnes, tout comme les conséquences indirectes de cette violence et du déplacement forcé des populations ont constitué une première catastrophe. Ainsi, on constate déjà des taux élevés de mortalité comme de malnutrition. A Mornay, par exemple, un enfant sur 5 souffre de malnutrition sévère. Mais aujourd'hui, la violence perdure autour des camps. Les milices pro-gouvernementales attaquent fréquemment les déplacés, principalement les femmes et les jeunes filles lorsqu'elles s'aventurent à l'extérieur des camps. Beaucoup sont violées.

De plus, avec la disparition des hommes - qu'ils aient été tués ou qu'ils aient fui vers d'autres régions du Soudan -, ce sont les femmes qui ont désormais la responsabilité de faire vivre la communauté. Dans certaines zones du Darfour, les autorités commencent même à évoquer la relocalisation des déplacés vers leurs villages détruits. Je me suis arrêté, par exemple, dans le camp de Sisi, sur la route entre El Genina et Mornay. Les hommes se pressaient autour de la voiture pour nous accueillir. J'ai demandé à notre traducteur de leur demander s'ils souhaitaient rentrer chez eux. Ils montraient du doigt un point à seulement quelques centaines de mètres et disaient : "on ne peut même pas aller au-delà, car on sait que nous serons attaqués. Alors, on n'imagine même pas pouvoir rentrer chez nous". Ces hommes vivent réellement sous l'emprise de la peur.

Comment cette violence qui perdure affecte la capacité des personnes à survivre ?

Même avec très peu d'aide, les déplacés pourraient trouver des mécanismes de substitution pour améliorer leur situation, car ils connaissent la région. Mais ils ne peuvent rien faire, car ils sont battus ou violés dès qu'ils tentent de sortir des camps. Cette forme de violence n'affecte pas seulement les femmes de manière individuelle, mais aussi les enfants et les personnes âgées qui vont mourir parce que ces femmes ne peuvent, en aucun cas, sauver leur famille. Cela rend les gens encore plus dépendant de l'aide extérieure. Mais l'aide est lente à venir, irrégulière et peu fiable.

Quelles seront les conséquences de la saison des pluies qui démarre sur l'aide apportée ?

La situation risque de se détériorer à la fois en terme de logistique, pour tout ce qui concerne l'approvisionnement en nourriture, mais aussi en terme d'épidémie : on peut redouter une explosion du paludisme et, sans latrines, le choléra ou la dysenterie peuvent faire leur apparition, ou tout type d'épidémie majeure. Et lorsque l'on sait qu'on parle aujourd'hui d'un million de personnes déplacées dans l'ensemble du Darfour, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui risquent de mourir.

Que faudrait-il faire ?

Il est indispensable d'accélérer l'assistance apportée : il faut à la fois acheminer plus de nourriture et construire d'énormes entrepôts pour la stocker. Ce processus a commencé, mais il est long à se mettre en place. En fait, sans un changement radical d'échelle, c'est une seconde catastrophe qui se prépare, à cause du manque d'assistance pour une population déjà affaiblie et qui risque d'être affectée par des épidémies et des taux élevés de malnutrition.

Comment ce "changement d'échelle" peut-il se mettre en place ?

Une logistique lourde est indispensable : nourriture, transport, zones de largage pour la nourriture dans certains lieux. Si cela peut être fait par le secteur public, tant mieux. Sans cela, pour garantir un approvisionnement correct de l'aide, et notamment de nourriture, il faudra sans doute utiliser d'autres moyens logistiques. Je travaille sur des urgences depuis 20 ans et cette expérience me fait dire que la nourriture, l'eau potable, la sanitation et les besoins médicaux ne peuvent être couverts lorsque se poursuivent à la fois la violence à l'encontre des populations et que démarre la saison des pluies. Honnêtement, MSF ne peut pas faire face à tous les besoins médicaux qui vont survenir.

Le Programme Alimentaire Mondial (PAM) fait ce qu'il peut. Mais nous n'avons pas d'indications claires pour savoir s'ils vont pouvoir assurer les opérations qu'ils ont planifié. Le PAM pourrait utiliser l'aide d'autres intervenants, notamment dans le domaine logistique. Un camp comme celui de Mornay nécessite l'approvisionnement de 1.200 tonnes de nourriture chaque mois. Pour couvrir les besoins nutritionnels de l'Ouest Darfour, il faut délivrer 300 tonnes de nourriture chaque jour, ce qui nécessite une chaîne d'approvisionnement régulière, alors même que la saison des pluies risque de couper les routes, voire bloquer parfois les aéroports. Cela risque d'être un véritable cauchemar et, à moins d'un changement d'échelle dans l'organisation de l'aide, cela sera un échec.

Comment caractérises-tu la violence subie par les populations ?

La violence à l'encontre des civils a été très dure, particulièrement entre novembre 2003 et février 2004 dans l'ouest du Darfour. Les milices pro-gouvernementales ont assassiné principalement les hommes, sans épargner les femmes et les enfants. Le terme de génocide a été employé et cela crée une certaine confusion. La situation est suffisamment critique pour être décrite pour ce qu'elle est réellement, c'est-à-dire une campagne de répression de masse contre des civils. Les populations civiles sont ciblées par les attaques et beaucoup d'entre elles ont été tuées.

Depuis que Médecins Sans Frontières a commencé son intervention dans le Darfour en décembre dernier, nos équipes n'ont pas été témoin de l'intention délibérée de tuer des personnes d'un groupe particulier. Nous avons recueilli des informations sur différents massacres, mais pas sur des tentatives d'éliminer spécifiquement tous les membres d'un groupe.

De même, il est plus juste de parler de milices "pro-gouvernementales" que de milices "arabes". Des leaders locaux ou nationaux radicaux et populistes essaient de jouer sur les identités ethniques de populations et présentent le conflit comme un combat inter-ethnique. Nous ne devons pas reproduire cette perception. La réalité sociale et tribale au Soudan est bien plus complexe qu'une telle simplification le laisse penser. Les idéologies racistes sont très largement présentes dans la société soudanaise comme au sein de la communauté internationale. Et de telles simplifications ne permettent pas de comprendre de ce qui est en train de se passer au Darfour.

Notes

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