[Podcast] Naissance et embrasement du premier camp humanitaire d'urgence en France

[Podcast] Naissance et embrasement du premier camp humanitaire d'urgence en France

À l'automne 2015, Médecins Sans Frontières est contacté par Damien Carême, le maire de Grande-Synthe. Cette commune de 23 000 habitants située proche de Dunkerque dans le nord de la France, personne n'en avait jamais vraiment entendu parler. Mais cette année-là, elle est avec Calais sa voisine le centre d'un autre monde, celui de centaines d'exilés qui y vivent en transit, dans des conditions catastrophiques, espérant chaque jour enfin passer vers la Grande-Bretagne.

 

« Naissance et embrasement du premier camp humanitaire d'urgence en France », première partie

Damien Carême : Dès 2002, on a vu les premiers exilés arriver jusqu'en 2015 avec la crise syrienne où on a eu cette arrivée très importante de syriens à l'époque, 2 500 en six mois.

Damien Carême, je suis aujourd'hui député européen depuis 2019 et avant ça, j'étais maire de Grande-Synthe entre 2001 et 2019, et sur ma commune qui est à 30 kms de Calais, des exilés sur la route migratoire se sont arrêtés à un moment donné pour monter dans des camions pour partir en Grande-Bretagne.

Entre 2002 et 2015, il y avait des jours, 60 personnes, des jours, 20. C'était très fluctuant. Ça passait assez facilement vers la Grande-Bretagne. C'était Médecins du Monde qui était là à l'époque avec les médecins de la ville en fait qui étaient membres de Médecins du Monde et on travaillait à faire en sorte que les conditions ne soient pas trop mauvaises. Mais vraiment les gens, ils restaient à peine 24 heures. En 2008, ça a été un peu un tournant parce que pour la première fois, il y a eu des femmes et des enfants qui sont arrivés. Et à l'hiver 2008, il faisait moins 15 et là, j'ai eu un appel de la directrice d'Emmaüs à l'époque, qui m'appelle en me disant : Damien, il faut faire quelque chose, il y a des femmes et des enfants qui sont là avec des bébés et si on ne fait rien, ils vont mourir. Donc moi, j'ai appelé mes services tout de suite en disant : montez une tente chauffée. Ce qui a été fait et c'est là que j'ai commencé mon bras de fer avec le sous-préfet et l’État Français. On a monté cette tente et puis on en a monté une deuxième parce qu'il a fallu séparer les femmes et les hommes à un moment et l'année d'après, on en a mis une troisième parce qu'il y avait des communautés différentes. Et on a continué à travailler tout ça, en concertation tout le temps, tout le temps, tout le temps avec le monde associatif et les gens qui étaient présents.

En 2015 pareil, je pars entre le 15 juillet et le 15 août, il y avait une cinquantaine de personnes qui étaient là et quand je reviens, les associations m'alertent. On n’a plus la capacité à répondre aux besoins de ces personnes-là. On n'est pas très nombreux et voilà effectivement, ils étaient fin août 190 sur le terrain. Là moi, j'interpelle du coup les services de l'État en disant : moi, je veux bien prendre ma part, je veux bien en garder mais je ne pourrai pas garder tout le monde. Et si ça continue à arriver au rythme où ça arrive, on va vite être débordés. Pas de réponse de l'État français. On a un rendez-vous avec Cazeneuve, c'était le 30 septembre. Il était très emmerdé. Alors il dit : bon, je vais mettre en présence des forces de l'ordre. Ça n'a rien empêché. Ça a peut-être sécurisé les gens. Et elles sont restées à peine un mois puisque attentat du 13 novembre et toutes les forces de police ont été rappelées ailleurs sur la menace terroriste, etc. Il n’y avait pas de problème de sécurité donc ce n’était pas très gênant que les forces de l'ordre disparaissent. Par contre, c'était un joyeux bordel, enfin il y avait le lieu et puis une route et des lotissements avec les habitants et sur cette route, des fois, il y a des semi-remorques de fringues qui arrivaient, ils déversaient ça par terre et c'était un bordel innommable. Même chose pour des camions qui arrivaient plein de denrées alimentaires. Ils déversaient ça. Comme il n’y avait aucune concertation, aucune organisation, ça pourrissait là. Enfin, c'était, alors super, parce que des bénévoles arrivaient de partout, qu’il y avait de la générosité qui s'exprimait mais pas du tout organisé, donc compliqué. En plus, il y a plein d'associations qui intervenaient. Vous aviez des mecs qui arrivaient de Suisse, d'Italie, des pays nordiques, de partout. Sauf qu'en octobre, on est passé de 545 à 1 200 personnes. Que fin novembre, c'étaient 1 800 et que fin décembre, c'étaient 2 500. Donc panique ! C'est Médecins du Monde, alors je n’ai plus la date exacte, en octobre ou début novembre, qui nous a mis en rapport avec Médecins Sans Frontières.

Angélique Muller : Moi, quand je suis arrivée, c'était une des pires images de conditions de vie que j'ai pu voir malgré des expériences à l'international dans des camps de réfugiés.

Moi, je m'appelle Angélique Muller et je suis infirmière de formation initiale et j'ai commencé avec Médecins Sans Frontières en 2012. C'était de la boue absolument partout. Il y avait des tentes qui flottaient, les gens pataugeaient vraiment dans la boue. Il y avait ces espèces de scènes, je me souviens, assez folles avec des déchets partout, comme une décharge et donc tu baissais ta tête, tu avais les pieds dans la boue et tu levais ta tête, tu avais Decathlon en face. C'était un peu le choc pour moi de voir qu’en France, on laissait des gens dans des conditions aussi terribles en fait, qui étaient carrément inhumaines. Et puis aussi, une espèce d'effervescence, d'une multitude d'acteurs. Il y avait plein de personnes, tu ne savais pas si c'étaient des migrants, pas des migrants, des aidants, des associations, des indépendants, des bénévoles. Enfin voilà, une multitude d'acteurs, quelque chose d’assez bordélique, on va dire, dans les premières images en tout cas.

Damien Carême : Moi, la priorité, c'était de sortir ces personnes-là. J'avais honte de ce camp-là. Il fallait trouver une solution pour ces personnes-là d'abord. On a eu des échanges avec MSF pour savoir un peu ce qu'on pouvait faire et au fur et à mesure, on s'est dit : on n'a pas le choix, il faut qu'on construise quelque chose qui soit adapté pour ces personnes. Et je me souviens du cheminement qu'il y a eu à la tête et notamment avec les cadres de la mairie avec lesquels j'étais jour et nuit à discuter et puis à essayer de trouver des solutions. Et je leur dis un matin : les gars, on va faire un camp. Et ils m'ont dit tous : mais tu es un grand malade. C'est leur expression : tu es un grand malade. Je leur dis : écoutez Ok, donc vous réfléchissez et demain vous m'amenez une autre solution si vous en avez. Le lendemain, ils ont dit : on n’a pas le choix, on va le faire.

Angélique Muller : Pour eux, ce n'était plus possible d'absorber tout ça et il fallait aussi une prise de conscience qui soit beaucoup plus générale et au niveau du gouvernement pour que le gouvernement puisse aider aussi le maire, les autorités publiques locales, si tu veux, sur la condition de vie, sur les prises en charge, au lieu de nier totalement, comme ce qu'avait toujours fait le gouvernement à l'époque. Donc, le maire a fait des appels, des appels qui sont restés infructueux et même sans réponse, si tu veux, et au bout d'un moment donc, il s'est rapproché de MSF pour qu'on puisse trouver ensemble une solution pour un lieu d'accueil qui soit digne déjà pour ces personnes et qui puissent répondre à tous les besoins basiques et surtout les besoins en eau, en hygiène, en assainissement et qui soit aussi un lieu qui permette de mieux coordonner finalement pour toute la population. Et puis, c'était aussi de montrer au gouvernement qu'il était possible de construire un lieu d'accueil pour les migrants dans un temps restreint et sur un budget défini qui ne soit pas non plus incroyable.

Damien Carême : C'est comme ça qu'on a monté le projet avec MSF. On a trouvé un terrain qui n’était pas si sûr parce que ce terrain, il était coincé entre l'autoroute, entre la voie ferrée. Mais on ne pouvait pas les mettre ailleurs que le long de l'autoroute parce qu'ils avaient besoin de cette autoroute pour partir et que si on les avait mis de l'autre côté, ils ne seraient pas allés. Et c'est un terrain qui nous appartenait, donc on a pu faire rapidement les travaux. Ce qui n’était pas le cas d’autres. Voilà, on a ces contraintes-là aussi à un moment donné qui sont des contraintes administratives mais c'est comme ça et on a imaginé ce terrain. Donc il a fallu lancer tous les travaux de viabilisation, c'était une pâture, donc de viabiliser le terrain, de le drainer pour éviter qu’il y ait de la flotte, de mettre des sécurités incendie, donc de tirer des réseaux de sécurité incendie, de mettre de l'électricité, de l'éclairage public. Bref, on a fait un travail colossal. Les services ont fait un travail colossal entre fin décembre et le 9 mars où on a livré les trucs.

Angélique Muller : La construction en elle-même, elle a pris sept semaines mais par contre, il y avait toutes ces étapes de conception. Ce n’est pas rien. Finalement, c'est comme de mettre en place un petit village quand même de 2 500 personnes. C'est quand même un gros travail.

Damien Carême : On a fait une conférence de presse avec MSF pour annoncer la création de ce camp. C'était le 21 décembre, on avait prévu de le faire le 22 décembre. Et le 21 au soir, assez tardivement, à 20h ou 20h30, je ne sais plus, j'étais dans mon bureau à la mairie. Je reçois un coup de fil du préfet qui me dit : Monsieur le Maire, il y a le Ministre de l'Intérieur qui voudrait vous voir demain. Je dis : je ne peux pas demain, j'ai conférence de presse pour annoncer… Il me dit : bah, justement, c'est de ça dont il aimerait bien vous parler. Je dis : ça vient un peu tard quand même, jusqu'à maintenant, vous ne m'avez pas apporté de solution. Je lui dis : mais bon Ok, je vais venir. On décale la conférence de presse. Et donc je suis allé le voir. J'étais dans son petit salon et une petite table entre nous, sur des fauteuils et moi, je sors le plan de la ville et je sors les photos. Je montre là où ils sont aujourd'hui avec des photos aériennes et puis je leur dis : je vais les mettre là et on va construire un camp et voilà le plan. Je n’ai pas le choix. Moi, il est hors de question qu’ils restent là-dessus. Vous ne m'avez pas apporté de solution, je le regrette parce que je dois prendre en charge mais je n'ai pas le choix. Et le ministre a dit : au préfet, vous allez faire en sorte que ça soit possible parce que le préfet dit : ouais, mais alors regardez Monsieur le Ministre, c’est à côté de la voie ferrée. Ils vont bloquer les trains, machin. Je dis : mais ça fait des années qu’ils sont là juste à côté de la voie ferrée. Ils sont 150 mètres plus loin, ils n’ont jamais arrêté un train. Ouais et puis là, il y a l'autoroute, ils vont bloquer les camions. Mais, c'est pareil ! Depuis des années, ils sont là, ils ne le font pas. Bref, alors ça nous a quand même contraints à mettre un grillage du côté de la voie ferrée. En même temps, c'est vrai qu'il y avait des gosses et qu’il valait mieux le faire. On a dû négocier avec RFF [Réseau ferré de France] pour mettre le grillage et le machin. On a dû négocier avec la police. On a dû négocier avec les pompiers pour faire une aire de retournement pour le camion s’ils devaient intervenir, mettre des bouches à incendie, machin, truc, sur chaque corps, j'allais dire, concerné. Le 11 janvier, et j'envoie au préfet et le préfet me dit : on n'est pas d'accord mais vous pouvez y aller.

Angélique Muller : Au début, on était partis sur des tentes, si tu veux comme des camps de réfugiés, vraiment à l'international, donc sur des tentes. Il y avait des tentes qui étaient en stock à MSF. Donc, on a récupéré des tentes et puis on s'est bien rendu compte dans la mise en place de tentes que ce n’était pas forcément la solution parce qu'il y avait des bourrasques et des tempêtes de vent catastrophiques et tout s'était écroulé. Et puis, on avait donc les collègues qui étaient à Calais aussi et qui avaient commencé à construire des chalets sur le design d'un de nos collègues de MSF en fait. Et donc, on s'est dit : bah tiens, c'est une bonne idée. Hop, bam, on va mettre en place ces chalets ! Donc en fait, les chalets, ces abris en bois étaient produits à Calais et hop, ils nous les balançaient à Grande-Synthe et ça avait commencé petit à petit comme ça effectivement.

Damien Carême : Et voilà, on a remplacé les tentes par, je crois que c'est 430 shelters qui ont été mis en place sur le terrain. Je n'ai plus les chiffres moi maintenant.

Appelés shelters en anglais ou abris en français, ce sont au final 368 chalets en bois qui ont été construits et installés pour former le camp de la Linière. D'autres bâtiments ont été aménagés en cuisines partagées, sanitaires, écoles, espaces de stockage et de distribution. D'autres sont restés polyvalents. Ce nouveau village s'étirait autour d'une grande rue centrale, coincé entre l'autoroute d'un côté et la voie ferrée de l'autre. Et dès l'entrée principale, se dressait le dispensaire aux couleurs de MSF. Pourtant, même si elle en a en grande partie assumé le financement, l'ONG a bien dû reconnaître qu'elle ne pouvait pas mener ce projet sans tenir compte de l'expérience et de la présence des multiples acteurs locaux très impliqués sur place.

Angélique Muller : Spontanément, ce que tu as l'habitude de faire à l'international, tu vas le reproduire. Tu as envie aussi que ça soit coordonné pour que ça corresponde au mieux aux besoins des personnes. Sauf que tu es en inadéquation complète avec ce qui se passe sur la réalité du terrain et sauf que là-bas, tu ne peux pas l'imposer. Il faut vraiment avoir l'humilité de dire que tu es un acteur parmi tant d'autres mais tu n'es pas le plus important, et ce n’est pas parce que tu as la connaissance de protocoles et de processus à l'international que tu es le plus important. Et au contraire, tu es presque le moins important parce que tu connais moins les dynamiques locales. Donc voilà, cette collaboration, cette co-construction, ça a été aussi : comment faire au mieux avec les acteurs qui vivaient au sein et avec les migrants parce que ce sont eux qui allaient être un petit peu le diapason de leurs mouvements dans ce nouveau camp, de leur résistance ou pas à ce nouveau camp. Il y a un moment où on pensait faire des choses un peu seuls et on s'est fait vite dépasser parce que finalement, en fait, les gens, ils veulent s'approprier complètement l'affaire et c'est complètement normal. Mais, c'était plutôt sur les espaces communs où il fallait qu'on prenne aussi l’avis parce que finalement, c'étaient les associations locales et les individus et les autres personnes qui allaient faire vivre finalement ce camp. Il fallait mettre un basique et que le reste soit un peu fourni par la créativité des gens comme ce qui était fait déjà dans le camp.

Damien Carême : Et on prévoit de déménager le 9 mars. Donc entre deux, on travaille beaucoup avec les associations pour qu'ils voient les exilés, pour qu'ils les amènent sur le terrain en disant : voilà où vous allez être là, voilà comment ça va être fait, pour être sûrs que tout le monde se déplace parce que moi, je ne voulais pas garder deux lieux. 

Angélique Muller : Il y a eu énormément de réticences au début et puis au fur et à mesure, les gens ont été plutôt convaincus. De toute façon, ils voyaient très bien que c'était quand même sortir les pieds de la merde.

Damien Carême : Ça dure donc entre janvier, le 11 janvier et le 9 mars où de l'autre côté, c'est prêt.

Angélique Muller : Et donc finalement, le mouvement s'est fait quand même plutôt bien. Ça s'est passé sur trois jours pleins. La mairie avait mis à disposition des bus.

Damien Carême : Sauf que le jour du déménagement, tout était prévu. Les bus étaient là et tout ça. Moi, j'étais dans mon bureau à la mairie. Je reçois un appel me disant : la police empêche les bus de partir. Je vais voir le commissaire. Pourquoi vous les empêchez de partir ? Pourquoi vous empêchez les bus de partir ? Il me dit : ordre de la préfecture, la commission de sécurité n'est pas passée sur le camp. J'appelle le cabinet du ministre. Je voulais le ministre mais je n’ai pas le ministre. J'ai le directeur de cabinet du ministre et je dis : mais vous vous foutez de moi. Vous me parlez de commission de sécurité, vous avez vu les conditions de sécurité dans lesquelles ils sont et ce qu'on a fait à côté. Il me dit : mais Monsieur le Maire, là avant, où ils étaient, c'est eux. Ce n’est pas vous qui avez organisé le truc. Donc s'il y avait des morts, ce n’était pas de votre faute. Là où ils sont, c'est votre responsabilité pénale qui sera engagée. Il me menace quand même parce que responsabilité pénale, s'il y a des morts, je n'ai pas envie d'aller en prison quand même. Je veux bien faire les choses. Je dis : mais Ok, la commission de sécurité, je la ferai passer. C'est moi le président de la commission de sécurité, je la ferai passer mais là, pour l'instant, on ne peut pas empêcher les bus de partir. Et c'est tout, on se quitte là-dessus. Je retourne aux bus et là, je vois le commissaire, je dis : donnez-moi la raison légale pour laquelle vous empêchez les bus de partir. Il n’y en a pas ? Voilà merci, circulez ! Et donc le commissaire a dû plier bagages et laisser les bus partir. Mais, ça a été jusque-là dans le rapport de force. Et donc, on a dû installer dans chacun des shelters des détecteurs de CO2. On a dû les espacer pour avoir machin. Quand on ne pouvait pas les espacer, on a dû mettre des constructions entre deux pour avoir une résistance au feu, etc, etc. On l'a fait au fur et à mesure. Ça, on ne l'a pas fait tout de suite mais on l'a fait au fur et à mesure parce que je me suis dit : ils seraient trop contents de m'envoyer en taule s'il y avait un problème. C'était dingue ! C'était dingue !

Angélique Muller : Voilà, on était quand même assez blasés avec Damien Carême et nous-mêmes parce qu'on n’a pas entendu parler d'un gouvernement pendant tant de temps et qu'on les voit juste quand un établissement recevant du public s'ouvre et avec des meilleures conditions. Donc voilà mais, ils ne nous ont pas fait de problème, ni la police, ni personne en fait. Donc ça s'était plutôt bien passé vraiment, complètement.

Donc au début, c'étaient un peu les jours heureux parce que les gens étaient tellement contents d'avoir de meilleures conditions de vie. Il y a eu énormément de gratitude pour MSF d'avoir construit, d'avoir donné les moyens financiers parce que finalement, jusqu'à présent, on était un peu ceux qui avaient de l'argent et puis finalement, cet argent a servi à tout le monde. Donc, il y avait une autre dimension. Et donc, tout le monde était très, très content. Bah voilà, ce n'étaient encore donc pas les passeurs qui mettaient la main sur quoi que ce soit, pas de mafia encore. Tout le monde était dans la découverte du nouveau lieu. Voilà, c'était super agréable. Les associations se sont pris les espaces, ont commencé à se dire : bah voilà là, on met des vêtements, on met des vêtements homme, on met des vêtements femme. Là, ça sera des espaces pour la nourriture, etc. Donc ça s'est fait au fur et à mesure. Les gens se sont approprié le camp et c'est ce qu'on voulait.

Damien Carême : À la fois, c’était le plus beau moment humain de mes 18 ans de mandat de maire parce que voilà, tout y était quoi ! En plus, on a permis les rencontres entre les musiciens du camp et des têtes d'affiches qui venaient en concert avec des amis. Il y a des troupes qui venaient pour des spectacles jeunes enfants de la ville. Ils savaient qu'il y avait le camp. Ils venaient un jour avant, ils proposaient de faire un spectacle, enfin une représentation pour les gamins du camp. Enfin, il y a eu des choses. Les joueurs, enfin les sportifs du camp, ils allaient dans les clubs de sport. Les enfants, ils allaient à l'école. Alors, c'était chaotique. Ils n’allaient que l'après-midi parce que la nuit, ils essayaient de passer avec leurs parents. Le matin, ils dormaient, ils allaient l'après-midi. Mais, c'était génial quoi ! Il y a trois écoles de la ville, un collège, le lycée, l'université qui ont accueilli des gars du camp avec toute la difficulté de se dire demain, ils ne seront peut-être plus là parce qu'ils essayaient toujours de passer. Mais, ça s'est fait. Quand l'inspecteur d'académie est venu remercier les corps enseignants, enfin les trois écoles pour avoir accueilli les gamins, j'ai vu toutes les équipes enseignantes pleurer parce qu'ils avaient vécu un truc extraordinaire. Et sur le plan humain, ça vaut le coup qu’on se batte, qu’on se batte pour permettre ce lien entre ces populations-là parce que du coup, toutes les théories du grand remplacement, ils viennent piquer notre job, notre machin, tout tombe, tout tombe ! Et il y a des choses fortes qui naissent.

Jamais une pétition ! Jamais une manif ! Il n’y a jamais eu des identitaires qui soient venus, même les fachos. Le Rassemblement National n’a pas été là du tout. Il n’a rien fait. Il n’a pas essayé de profiter de la situation. Il y avait des articles de presse où ils vomissaient leur haine mais sans plus. Et ça, pour moi, c’était assez admirable. Et même ma foi, ça s’est traduit, je me plais à le dire tout le temps, dans les résultats aux élections présidentielles en 2017 où en fait, tout le monde me disait, le préfet compris, et tous mes collègues, tu vas voir le Front National, il va exploser chez toi. Ça va être une catastrophe. Le candidat en tête au premier tour de la présidentielle de 2017, c’est Mélenchon chez moi, alors que tout le monde autour, c’était Marine Le Pen. Tous ! Franchement, c’était un truc de fou. Et là aussi, je le dis beaucoup aux maires de France que je rencontre aujourd’hui et qui se lancent dans l’accueil. Je leur dis : mais non, quand vous dites les choses, quand vous permettez la rencontre, quand vous permettez… bah voilà, il n’y a pas tous les fantasmes. Tout tombe en fait. Tout se déconstruit, donc faites-le comme ça.

La Linière est donc bien née contre la volonté de l'État et grâce à la coopération à la fois fragile et efficiente de multiples entités, associations, ONG, habitants, militants, élus, employés de mairie, etc. Tous ont œuvré pour la mise à l’abri de plus d’un millier de personnes. Ce premier objectif était atteint mais qu’a-t-il pu bien se passer après ? La suite est à découvrir dans la deuxième partie de cet épisode.

C'était « Naissance et embrasement du premier camp humanitaire d'urgence en France », première partie. Avec Damien Carême, député européen et maire de Grande-Synthe jusqu'en 2019 et Angélique Muller, coordinatrice des activités de MSF à la Linière en 2016. Entretien et réalisation : Samantha Maurin.

« Naissance et embrasement du premier camp humanitaire d'urgence en France », deuxième partie.

Début 2016, Médecins Sans Frontières conçoit et construit la Linière, un camp destiné à héberger 2 500 personnes exilées qui jusque-là vivaient dans la boue d'un sous-bois à Grande-Synthe, dans le nord de la France. Damien Carême, le maire de la ville, entame alors un véritable bras de fer avec l'État et son représentant local, le préfet du Nord. Grâce à l'engagement du maire et des employés municipaux, grâce aussi à la collaboration d'une équipe d'architectes et de nombreux acteurs associatifs et militants déjà sur place, le camp est enfin inauguré en mars 2016. Grande-Synthe devient alors un modèle de ville accueillante et hospitalière. 

 

Cyril Hanappe : La ville accueillante, c’est celle tout simplement qui fait une place à tous mais il y a toujours cette notion de l'espace gratuit, de l'espace donné, de l'espace non-approprié pour qu'il soit appropriable justement. 

Bonjour, donc je suis Cyril Hanappe, architecte, docteur en architecture. Je suis à la fois praticien et enseignant à l'École d'Architecture Paris Belleville. À partir des années 2010, il y a eu tout un champ de réflexion qui s'est fait sur les camps de manière générale et justement le camp comme zone urbaine. Et donc oui, la Linière, c'est venu à ce moment-là. On avait travaillé assez fortement sur la jungle de Calais. On en avait fait le relevé. Le fait d'avoir un plan, d'avoir un relevé, ça permettait de dire : bah non, c'est compliqué mais c'est bien un lieu qui a une existence. Il y a des rues, il y a des noms de lieux, il y a des bâtiments divers et c'est bien un fait urbain, et il importe de le reconnaître. J’avais cette phrase toujours qui disait : oui, un camp, on sait quand on l'ouvre mais on ne sait jamais quand on le ferme. Et puis, il y a certains camps qui sont devenus des villes avec cet exemple de Rome tout simplement où Romulus et Rémus avaient construit un camp. Quand on va d'ailleurs sur le forum, on voit la maison de Romulus et Rémus et on voit dans l'aménagement des lieux qu'il s'agit très clairement d’un camp.

Damien Carême : Moi, j'avais dit au départ avec MSF d'ailleurs dans la conférence de presse :  là on part avec un camp de 2 000 personnes mais au fur et à mesure, on va le restreindre. Damien CARÊME, je suis aujourd'hui député européen depuis 2019 et avant ça, j'étais maire de Grande-Synthe entre 2001 et 2019. À terme, j'espère qu'il n’y aura plus personne et que ce camp n'aura plus lieu d'être.

Cyril Hanappe : De toute façon, il faut le penser comme s’il durera toujours et ça, c'est un principe d'ailleurs de développement durable. Oui, encore une fois, on sait quand on l'ouvre et on ne sait pas quand on le ferme. Donc si tu veux, tu le fermeras un jour mais on le pense en tout cas pour qu’il fonctionne de manière aussi proche que possible sur un modèle de ville, qu’il puisse se transformer en ville. De facto, il faut dire que c'était un nouveau quartier.

L’autre grande qualité, l’autre grande force, c’était que ces maisons, elles étaient très simples mais elles pouvaient être transformables, améliorables et extensibles, etc. Et donc très vite en fait, ces maisons commencent à être un peu customisées et transformées. Bon ça, c'est le relevé qui avait été fait par les étudiants. Voilà ça, c'est la maison de base et puis les gens commencent à dessiner des extensions. Et ça, voilà, c'est toute une période assez marrante. Vous voyez là par exemple eux, ils s'étaient fait une petite entrée, une petite varangue. Il y avait des maisons où il y avait beaucoup d'amour dans le lieu et qui étaient pensées. Ça, c'est quelque chose qui se développe pendant tout le temps où c'est Utopia 56. Et puis après, quand c'est l'État qui reprend la main et l’Afeji, il y a un retournement radical où ils cassent tout ça.

Damien Carême : C'est une association qui est Utopia 56 qui a coordonné ce qui se passait sur le camp avec les tiraillements habituels qu'on a dans la vie associative. Voilà, c'était assez compliqué et assez tendu. Moi, je dois les remercier parce qu'ils ont fait un gros boulot à ce moment-là que personne n'avait peut-être envie de faire ou ne savait faire ou ne s’était proposé à faire. Donc, c'était plutôt bien ce qu'ils ont fait.

MSF ne souhaite pas assumer la coordination du camp et c'est donc Utopia 56, jeune association fondée par une équipe expérimentée dans la gestion d'hébergement temporaire en festival, qui relève ce défi. Mais deux mois plus tard, dans le jeu de négociations entre la mairie et l'État, un autre acteur est imposé pour gérer le camp.

Damien Carême : Et c'est comme ça que le 31 mai, elle est venue, Emmanuelle Cosse avec Cazeneuve, et on a signé une convention de gestion du camp. Et là, ils ont demandé qu'il y ait une association qui gère le lieu, une association « reconnue ». C'est l’Afeji chez nous qui a été désigné, qui est l'association historique dans le domaine social sur la région Nord-Pas-de-Calais et qui a fait des choses avec les règles qu'on lui imposait mais qui en avait peu finalement puisque c'est moi qui dictais les règles. Moi, je ne vais pas laisser l'État… Par exemple, l'État voulait un camp fermé. J’ai dit : c’est hors de question, on ne ferme pas. Ce n’est pas une prison. Les gens, ils vont et ils viennent comme ils veulent.

Cyril Hanappe : On bascule complètement dans autre chose puisque l’Afeji, eux ce qu'ils savaient gérer, c'étaient des maisons de retraite. Et tout d'un coup, ils se sont mis à gérer le camp comme une maison de retraite, ce qui, à tous les niveaux, avait des implications extrêmement lourdes, extrêmement délétères, qui ont participé, parce que ce n'était vraiment pas la cause unique, aux problèmes qui sont apparus dans le camp. C'est-à-dire qu'ils arrivent et ils disent : ah, ce n’est pas aux normes à la française, c'est dangereux ! Ce n’était pas du tout dangereux mais c'est dangereux, il faut le casser. Et tout d'un coup, toute cette qualité urbaine, des extensions, ces espaces entre deux, ces régulations du privé vers le public, etc, et bien, va peu à peu disparaître et on va se retrouver de nouveau avec des boîtes. Alors, on garde l'aménagement un peu mais ces boîtes redeviennent des espèces de boîtes en bois assez stériles dans leur expression. Et puis après, il y a d'autres choses qui apparaissent sur la gestion c’est-à-dire que Utopia 56 a reposé beaucoup sur la participation notamment sur les questions de propreté du camp. Et quand c'est l’Afeji qui reprend, il n’y a plus de question de participation, de dialoguer avec les habitants et on va faire travailler des gens qui ont d'ailleurs souvent eux-mêmes leurs propres problèmes parce que c'est plutôt des contrats un peu d'insertion, etc et qui se retrouvent avec une tâche absolument gigantesque d'entretenir un lieu qui n'est pas entretenu.

Angélique Muller : J'ai commencé à voir un peu les prémices de la mafia, un peu des passeurs c’est-à-dire que quand des gens pouvaient passer finalement en Angleterre, leurs abris étaient fermés à clé. Généralement, ils partaient avec la clé au cas où ils ne pouvaient pas partir et revenir finalement.

Moi, je m'appelle Angélique Muller et je suis infirmière de formation initiale et j'ai commencé avec Médecins Sans Frontières en 2012. Et comme personne ne savait si les gens étaient vraiment partis ou pas partis, on a vu s'immiscer un petit… Comment dire, des business un peu souterrains où les passeurs prenaient tout de suite, la mafia et les passeurs, prenaient tout de suite les abris qui avaient été libérés par les personnes, claquaient le cadenas, récupéraient et commençaient à faire payer en fait. Il y a des situations qui commençaient à échapper au contrôle en fait mais au contrôle de tous et de ceux qui géraient sur place aussi.

Cyrille Hanappe : Tout ça, ce sont des dynamiques globales c’est-à-dire qu'à un moment, quand il n’y a plus de dialogue par exemple, quand effectivement les habitants ne peuvent plus discuter avec les gestionnaires du camp ou dans un rapport extrêmement distant, effectivement, il y a d'autres systèmes de pouvoir qui prennent la place. Alors après, il y avait en plus cette ligne terrible qui avait été imposée par le gouvernement : à chaque fois qu'une maison était vide, elle était enlevée du camp. 

Damien Carême : Alors, le camp se réduisait au fur et à mesure. 1 330 au mois de mars, 700 au mois d’août. Donc, on voyait bien que finalement même s’il y en a qui arrivaient tout le temps, ça partait beaucoup plus vite vers l'Angleterre où beaucoup aussi ont demandé l'asile parce qu'une fois qu'on a amélioré leurs conditions d'accueil, ils ont commencé à se dire finalement, on va peut-être regarder ça quoi. Et donc, c'est comme ça que le camp s'est réduit. À partir de septembre 2016, Paris ouvre la bulle Porte de la Chapelle et là négocie avec l'État, nous on les garde cinq jours, après c’est à l'État de se démerder et là, toutes les places de CAO [centres d’accueil et d’orientation] en France étaient réservées pour les gens qui partaient de Paris. Et moi, les gens qui voulaient sortir du camp, du coup, ils n’avaient plus de place. Donc du coup, ils restaient là. Et comme ça arrivait, ça repartait à la hausse. Donc au mois d’octobre, ils étaient 800 ou 900, je crois. On était reparti à la hausse. Et novembre, suppression de la jungle de Calais et là, on a 600 Afghans qui sont arrivés.

Cyril Hanappe : Quand même, ce qui s'est passé : il y avait de moins en moins d'habitants et puis surtout quand ils détruisent la jungle de Calais, il y a les Afghans qui arrivent et qui occupent tout ce qui constituait les bâtiments publics. Les fameuses cantines, tout d'un coup, elles sont habitées par des hommes afghans. Il y a une montée des tensions. Il y a de moins en moins de logements. Tout est beaucoup plus dense. On s'occupe mal des gens et c'était sciemment organisé cette détérioration globale.

Damien Carême : J'ai appris aussi plus tard par les ethnologues et les gens qui s'occupent des problèmes d'immigration depuis longtemps qu'en fait, les Afghans vivent pas bien avec les Kurdes et que nous, c’était un camp kurde. Donc voilà, il y a eu des tensions à partir du mois de décembre, novembre-décembre 2016, tensions importantes. Je disais à l'État : mais ouvrez-nous des places pour faire partir les personnes, pour faire baisser la marmite, etc. Je n'en ai pas eues, je n'en ai pas eues, je n'en ai pas eues. Et le 10 avril, je ne sais plus quelle date exactement, le 10 avril, je crois, le camp brûle.

Une dispute autour d'un jeu de ballons et c'est la goutte d'eau qui fait exploser une situation déjà très tendue entre Kurdes et Afghans. Mais pour quelle autre raison que l'indignité ? La Linière aurait-elle brûlé si la jungle de Calais n'avait pas été démantelée ? La Linière aurait-elle brûlé si ces hommes kurdes ou afghans avaient pu circuler, travailler et se construire leur avenir par eux-mêmes ici ou ailleurs ?

Angélique Muller : Je ne me serais pas doutée que ça prenne feu mais je sentais qu’il y avait un potentiel que ça puisse vriller parce qu'il y avait énormément d'hommes et qu’il y avait énormément de conflits et que voilà, on ne maîtrisait pas tout entre les conflits intra et interethniques et effectivement, il y avait des réseaux souterrains. Il y avait plein de choses, on n’était pas forcément complètement au courant, avec des choses pas très nettes. J’ai pensé que ça pouvait vriller mais pas au point de foutre le feu à un camp quand même.

Cyril Hanappe : Mais bon les mafias, ce n’était pas leur intérêt que ce camp soit détruit de toute façon. Enfin encore une fois, on laisse une situation se détériorer. On laisse effectivement, on va dire, la condition de ghetto se développer dans le mauvais sens du terme. On laisse les pouvoirs mafieux prendre la place. C'étaient des questions. Il y avait au début du camp la question de la démocratie interne, de la participation, travailler avec des habitants. Quand on fait la maison d'information, le centre d'information avec mes étudiants, il y a une démarche de concertation avec les gens du camp, et une discussion, une exposition. Enfin, il y a tout un truc où effectivement, il y a un dialogue qui existe et le lieu du dialogue qui étaient les cantines-maisons. Tout ça, ça existait. Et à partir du moment où on fait en sorte que tout ça n'existe pas, effectivement, ça dérive quoi !

Damien Carême : 1 280 personnes mises à l'abri dans les gymnases de la ville et dans deux gymnases de l'agglomération et en quatre jours, l'État trouvait 1 280 places pour mettre toutes ces personnes. J'ai eu un peu mal à ce moment-là quoi parce qu'on a beaucoup donné. Financièrement, on s'en fout mais on a donné psychologiquement. On a donné humainement. On a donné en termes de temps. C'était un moment très intense.

Cyril Hanappe : Globalement entre un maire et un préfet, ça marche tant que le maire a un rapport politique très fort pour lui. Mais bon globalement, un préfet a beaucoup plus de pouvoir, et donc très, très vite, ils le lui font sentir. Oui, il devait négocier avec eux. Alors en plus, enfin peut-être pas plus qu'ailleurs, mais Grande-Synthe dépend beaucoup de subsides publiques. C'est une ville qui a de gros problèmes sociaux, donc on voit très bien sur quoi… Toutes les multiples manières qu'il y a d’exercer des pressions. Et puis surtout, ça sera à la fin, juste après l'incendie où il y a ce moment terrible où Damien Carême dit : nous reconstruirons le camp. Et puis, il part quelques minutes avec les deux ministres qui disent : non, le camp ne sera pas reconstruit. On voit bien les rapports de force.

Angélique Muller : On a souhaité créer une espèce d'utopie en fait, les acteurs sur place en fait, créer une espèce d'utopie avec des conditions de vie qui sont bonnes, pas parfaites, loin de là bien évidemment mais qui sont bonnes avec un accueil chaleureux à la hauteur de ce que les gens voulaient donner. Donc ça, c'était vachement important pour toutes les associations et pour tous les bénévoles qui allaient en fait. C'était vraiment aussi ça. Et puis donc, s'éloigner des problématiques d'un gouvernement qui de toute façon les refusait et donc d'une police qui était plutôt affiliée à ça et qui en dehors, était un peu problématique avec certains migrants. Donc, on refusait un petit peu ça. Cette utopie, à un moment, a eu peut-être aussi une limite quoi en fait, clairement ! Mais ça après, c'est mon point de vue bien évidemment.

Cyril Hanappe : Il y avait quand même quelque part à Grande-Synthe une forme d'utopie et de se dire : ah, on invente la ville telle qu'on la voudrait, la ville rêvée. Il y avait quand même vraiment en tout cas à la Linière quelque part, l'idée d'inventer une ville et un quartier en tout cas qui se ferait de manière différente. C'est quelque chose qu'on a globalement rêvé et je pense que Damien Carême plus ou moins consciemment, il le rêvait aussi. Utopia 56, ils ne portaient pas leur nom par hasard. Enfin, il y avait vraiment une dynamique d'inventer quelque chose et notamment une manière de faire la ville. Et ça a marché un temps.

Damien Carême : Ça ne me satisfaisait pas. C'étaient des cabanes de bois de neuf mètres carrés dans lesquelles il y a un petit poêle à machin. Par terre, c'était du terrain enfin des cailloux damés. C'est vraiment temporaire, un sas pour aller sur autre chose. Que ça soit un ghetto comme celui-là ou un ghetto de personnes âgées qu'on met dans des lotissements ensemble, qui sont entre eux ou de jeunes qu'on met… D'ailleurs moi, j'ai toujours combattu ça parce qu’il n’y a que quand on est tous ensemble, intergénérationnel, interethnique, inter tout ce qu'on veut, interculturel ou cultuel d'ailleurs que ça marche et parce que si on fait des clans, ça ne marche pas. Donc le modèle, il n’est pas bon. Et puis ce n’est pas ces conditions de vie… Moi finalement, j'ai rendu service à l'État en faisant ça. Pendant ce temps-là, il avait 1 500 personnes en moins à s'occuper. Et bien, ce n’est pas bien de faire ce cadeau. Moi, c'était vraiment une solution humanitaire d'urgence mais elle ne pouvait pas rester dans le temps. C'était impensable. De toute façon, en un an, on avait vu le vieillissement du camp, les cabanes qui étaient très abîmées, enfin voilà, mais on ne pouvait pas garder ça.

Angélique Muller : C'est vraiment peut-être encore une étape même de prise de conscience parce qu'on a essayé de faire un peu la « même chose » que ce qu'on connaissait c’est-à-dire un camp de réfugiés quoi en fait, un camp de migrants, après sur la demande d'un espace de la mairie mais on aurait pu peut-être avec un peu plus d'expérience ou de recul, etc. se dire : bah non, ça ne sera pas ça parce que ça demandera une gestion folle en fait, et ça créera peut-être plus de tensions. Il faudrait faire peut-être des lieux de passage plus séparés, plus distincts, qui accueillent de plus petites populations, genre des hôtels, vraiment brefs. C'était comme une étape c’est-à-dire qu'un camp, est-ce que c'est la solution pour 2 500 personnes à gérer ? Bah non !

Damien Carême : Parce que moi, je ne préconise pas de faire des camps, surtout pas ! On a d'autres moyens. Moi, j'ai dû le faire pour des raisons humanitaires parce qu'il n'y avait pas de solution et qu'on ne pouvait pas laisser vivre ces gens-là mais jamais, je dis : il faut faire des camps. On a plein de logements vides en France même s’il en manque beaucoup mais il faut reconstruire, il en faut d'autres et quand on a une situation d'urgence, on adapte les choses et puis « on les met dans du dur » avec des salles de bains, avec des toilettes, avec de quoi ça va manger, avec de quoi avoir des médecins qui puissent des consultations, des cours de langue, du soutien psychologique. C'est comme ça qu'on est prêt à accueillir correctement les gens, que ça soit en nombre important comme dans le conflit syrien ou le conflit ukrainien aujourd'hui mais que ça soit aussi sur des gens qui arrivent régulièrement parce que la migration, elle a existé de tout temps et elle continuera à exister.

Cyril Hanappe : Nous, ce qui est sûr, c'est que ça nous a nourris et qu’on fait les choses de manière très différente depuis. À Grande-Synthe ou à Calais, il y avait toutes ces gradations de l'espace privé vers l'espace public qui étaient définies en fonction des besoins et qui généraient beaucoup d'urbanité.

Damien Carême : Je refuse les ghettos et je connais trop les travers après de parler de… comment c'est le grand le grand mot à la mode, de faire de la mixité sociale. Ça ne s'impose pas la mixité sociale. Ça se construit. Et là aussi, c'est ce qu'il faut en fait. Pour que ça se passe bien, c'est ce qu'il faut.

Cyril Hanappe : Mais typiquement encore une fois, Grande-Synthe par exemple était une ville d'accueil. Ils repartent de pratiquement zéro après la guerre. Donc c'était une ville qui se constituait elle-même d'apports successifs de gens de toutes origines. Par contre, comme je vous en parle, enfin encore une fois, c'est vrai qu'on comprend que tout ça ne pouvait exister qu'à Grande-Synthe et que ce qui s'est passé, c'était vraiment le produit d'une histoire, d'une géographie et d'un moment politique bien sûr.

Damien Carême : Moi, je me bats au Parlement Européen qui est un peu plus progressiste que le conseil mais ça devient dur. Et puis là, moi je me sers aussi du conflit ukrainien, de ce qui vient de se passer avec les Ukrainiens. On vient d’accueillir cinq millions de personnes. Ça a posé des problèmes à qui ? À qui ? Personne ! Bah, alors !

Cyril Hanappe : Moi, j’étais assez déstabilisé parce qu’on avait mis au point toute cette pensée et puis tout d'un coup, on voit les Ukrainiens qui arrivent. Tout d'un coup, il n’y a pas de problème. C’est-à-dire qu’on se dit : mais on a inventé plein de trucs en fait. S’il y a de la bonne volonté, il n’y a pas de problème. Alors ça, c'est vrai que moi je suis un peu déstabilisé depuis, c’est-à-dire qu’il y avait cette idée qui me plaisait beaucoup de se dire : bah à travers ça, on peut inventer une manière renouvelée de faire la ville qui soit plus écologique, plus démocratique, etc. Quelque part ça demeure, ces notions-là demeurent mais l'accueil, c'est quand même avant tout une question politique.

Damien Carême : On montre qu’on est capable de le faire. Alors, on n’est pas bon. Par exemple la France, sur les 100 000 Ukrainiens qui ont été accueillis, la plupart, c'est chez les habitants quand même parce que l'État n'est pas à la hauteur, n'a pas les infrastructures. Il n'a rien anticipé. Il ne veut pas s'en occuper. Il refuse de s'en occuper. C'est son choix. Il y a d'autres choix possibles. Il y a d'autres choix possibles. 

C'était « Naissance et embrasement du premier camp humanitaire d'urgence en France », deuxième partie. Avec Cyril Hanappe, architecte et enseignant à l'École d'architecture de Paris Belleville, Damien Carême, député européen et maire de Grande-Synthe jusqu'en 2019 et Angélique Muller, coordinatrice des activités de MSF à la Linière jusqu'en avril 2016. Entretien et réalisation : Samantha Maurin.

Notes

    À lire aussi