"Je suis arrivé à Gorlovka il y a six jours et je suis immédiatement allé à l’hôpital. Les principaux blocs chirurgicaux se situent au 6ème étage mais,
à cause des bombardements, c’était devenu trop dangereux et ils ont dû être fermés. Il y a un bloc opératoire fonctionnel au rez-de-chaussée. Chaque jour, le personnel de l’hôpital reçoit entre cinq et vingt victimes de bombardements. La semaine dernière, ils ont reçu jusqu’à 60 blessés en une seule journée. Mais depuis trois jours, ils ont dû annuler toutes les interventions, à part les plus urgentes : il n’y a plus d’eau courante dans l’hôpital. Sans eau, on ne peut rien stériliser.
La ville n’est pas en ruines, parce que les obus et les roquettes ne détruisent pas complètement les bâtiments, sauf les petites maisons en banlieues qui peuvent s’effondrer lorsqu’elles sont touchées. Mais ici, toutes les fenêtres sont brisées, et lorsque les températures descendent jusqu’à -10 degrés la nuit, c’est un vrai problème. Hier, nous sommes passés près d’une aire de jeux pour enfants. Il y avait des traces d’explosion d’obus sur le sol. On trouve des cratères de bombes partout, y compris juste en face de l’hôpital pédiatrique.
On ne voit presque plus d’enfants dans la ville. La plupart des familles ayant des enfants en bas âge sont parties d’ici. Gorlovka a des allures de ville fantôme. La plupart des magasins sont fermés, il n’y a plus de cafés ni de restaurants. Les gens qui doivent sortir le font le plus rapidement possible et marchent rapidement d’un endroit à l’autre. A moins d’attendre le bus, personne ne s’attarde dehors.
MSF est arrivée à Gorlovka en septembre. Depuis, mes collègues ont régulièrement approvisionné l’hôpital avec du matériel médical et des médicaments. Quand le conflit s’est aggravé en janvier, nous avons décidé d’avoir une équipe en ville pour apporter une aide directe aux médecins locaux sur les
soins chirurgicaux d’urgence aux blessés.
Toutes les heures ou deux, un obus ou une roquette touche la ville, complètement au hasard. La plupart des victimes sont touchées à l’extérieur, alors qu’elles marchent dans la rue ou attendent le bus. A l’intérieur des maisons on est plus ou moins en sécurité, à condition de rester à distance des fenêtres.
Il y a deux jours, une maison a été touchée à 200 mètres de là où nous vivons. Nous avons été réveillés à cinq heures du matin par une explosion. Les fenêtres tremblaient et nous avons tout de suite pensé que ça devait être une bombe. Je me suis levé, j’ai rassemblé quelques affaires importantes (mon ordinateur, mes lunettes de lecture, un canif et des vêtements chauds) et j’ai couru m’abriter dans la cave. J’avais déjà laissé un kit médical d’urgence en bas. Dans des moments comme ça, vous attendez juste la prochaine explosion.
Les hôpitaux manquent de matériel médical de base. Les médecins d’autres hôpitaux nous ont dit qu’ils n’ont plus de sutures chirurgicales, ils recousent les patients avec du fil de pêche. Les bombardements ont un impact sur l’approvisionnement en eau. A cause de cela, le nombre d’enfants souffrant de diarrhées augmente : mais l’hôpital pédiatrique est à court de perfusions pour empêcher les déshydratations. Beaucoup de médicaments sont épuisés, on nous a demandé de l’insuline, des antibiotiques, du désinfectant pour les blessures… La liste des choses urgentes ne cesse de s’allonger, malgré tout ce que nous avons déjà apporté.
Approvisionner la ville n’est pas facile. Gorlovka est entourée par la ligne de front, et il n’y a qu’une route étroite pour y entrer. Celle-ci est souvent fermée et quand elle est ouverte, il est dangereux de l’emprunter vu que la région est régulièrement bombardée.
En ville, j’ai visité trois hôpitaux qui fonctionnent toujours, mais beaucoup de structures de santé sont fermés, en partie à cause des bombardements, mais aussi parce que près de la moitié du personnel médical a quitté la ville. Ceux qui sont restés n’ont pas été payés depuis sept mois.
Ces six derniers jours ont été particulièrement intenses pour moi. Je suis chirurgien, mais je n’ai jamais vu autant de personnes amputées de ma vie. Les gens sortent faire des courses et une heure plus tard, ils n’ont plus de jambes. Les chirurgiens ici réalisent une ou deux amputations par jour, alors qu’ils n’avaient jamais eu à pratiquer la chirurgie de guerre auparavant.
C’est très difficile pour le personnel de l’hôpital, mais ils s’en sortent très bien. Comme tout le monde ici, ils ont une attitude très stoïque. Ils sont courageux, calmes, ils font de leur mieux pour faire face à la situation. Mais on voit bien qu'ils sont proches du désespoir. Ils se sentent abandonnés du reste du monde. A part MSF, il n’y a aucune organisation internationale ici. Les gens attendent désespérément un signe leur prouvant qu’ils n’ont pas été oubliés du reste du monde".