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Ukraine : « Comment pouvez-vous tirer sur des enfants ? »

Ukraine : « Comment pouvez-vous tirer sur des enfants ? »
L'équipe médicale surveille un blessé de guerre au sein du service de soins intensifs du train médicalisé de MSF, lors d'un voyage entre Pokrovsk, dans l'est de l'Ukraine, et Lviv, dans l'ouest du pays. Le voyage dure environ 20 heures. Depuis le 31 mars, MSF a transporté plus de 600 patients. © Andrii Ovod

Les témoignages des patients pris en charge dans le train d'évacuation médicale de MSF en Ukraine, ainsi que la nature de leurs blessures, montrent que les civils ne sont pas épargnés par la guerre. Chaque jour, les équipes MSF présentes dans le train recueillent des histoires poignantes, comme celle de cette femme et de sa famille, qui ont  vécu l'horreur.

Nous sommes originaires de Marioupol. Quand une explosion a retenti près de notre immeuble, nous avons décidé d'aller vivre quelques semaines chez mes beaux-parents. 

Lorsque des rumeurs ont commencé à circuler sur les "nettoyages de vétérans de guerre et de policiers" prévus par des groupes paramilitaires, nous avons décidé de quitter la ville, car mon mari est policier. Il nous a fallu presque une semaine pour sortir de Marioupol, car presque tous les ponts étaient détruits sur la rive gauche de la ville. Il n'en restait qu'un. 

Nous étions cinq dans la voiture : mon mari, mon fils, la sœur de mon mari avec sa fille de trois ans et moi. Ma belle-sœur nous rendait visite depuis Kiev. La voiture était pleine à craquer, avec tous nos sacs et nos affaires dans les moindres recoins. Nous n'avions qu'une seule voiture, et nous avons dû laisser nos parents derrière nous. Il n'y avait tout simplement pas assez de place.

La présence d'enfants à bord était clairement signalée sur les fenêtres de la voiture et nous avions utilisé de vieux vêtements et des tissus pour faire office de drapeau blanc, signifiant distinctement que nous étions des civils. 

Lorsque nous avons atteint le centre-ville, nous avons entendu des explosions. Nous avons vu un homme allongé sur le sol, ses jambes séparées du reste de son corps. Il criait à l'aide et essayait de ramper vers notre voiture, mais nous ne pouvions pas nous arrêter. Nous devions avancer à cause des bombardements. Puis les tirs ont commencé.

Au début, je pensais qu'ils viseraient les pneus de la voiture. J'avais entendu des rapports selon lesquels ils tiraient dans les pneus pour empêcher les gens de partir. Mais j'ai réalisé qu'ils visaient nos fenêtres et plus particulièrement le siège du passager. Mon mari nous a crié de tous nous baisser. J'ai essayé de me couvrir la tête avec les sacs qui m'entouraient. Tout est allé si vite.

La voiture a heurté quelque chose de métallique et s'est arrêtée. J'ai lentement tourné la tête vers mon mari, et j'ai vu que son jean était couvert de sang. J'ai levé les yeux un peu plus haut et j'ai vu que son t-shirt était également couvert de sang. Lorsque j'ai finalement eu le courage de regarder sa tête, j'ai vu que l'ensemble de son côté gauche était couvert de sang. Au début, j'ai pensé qu'il avait reçu une balle dans la tête et qu'il était mort. Puis j'ai réalisé qu'il était encore en vie, mais que son œil avait été gravement endommagé. Un par un, les enfants ont commencé à sangloter. Mon fils a dit : « Papa, s'il te plaît, ne meurs pas ».

Immeuble d'habitation en feu après un bombardement à Marioupol, en Ukraine. 13 mars 2022.
 © Evgeniy Maloletka/AP Photo
Immeuble d'habitation en feu après un bombardement à Marioupol, en Ukraine. 13 mars 2022. © Evgeniy Maloletka/AP Photo

Puis soudain, les tirs ont complètement cessé et il n'y avait plus que le silence. Je ne pouvais pas voir ce qu'il se passait à l'arrière de la voiture. Je ne pouvais pas voir si les enfants et ma belle-sœur étaient en vie. C'était le chaos : les sacs étaient complètement détruits, nos affaires étaient éparpillées. La fenêtre avant était brisée et il y avait du verre partout. J'ai commencé à paniquer. J'ai sauté dehors et j'ai commencé à crier : "Il y a des enfants dans la voiture. Comment pouvez-vous tirer sur des enfants ? !" Puis j'ai appelé à l'aide : "Mon mari est en train de mourir". Mais personne n'a répondu. Il n'y avait que le silence.

J'avais peur que si nous n'avancions pas, on nous tire dessus. Mais je savais aussi que je devais arrêter l'hémorragie d'une manière ou d'une autre. J'avais préparé une trousse de premiers secours, qui heureusement n'a pas été détruite. Elle était toujours à mes pieds - littéralement la seule chose encore intacte dans la voiture. Je lui ai donné un hémostatique [un pansement pour arrêter le saignement] et j'ai pressé une serviette hygiénique sur son œil. Puis j'ai vérifié si tous les autres étaient en vie.

Lorsque nous sommes arrivés à l'hôpital du 17e arrondissement - le seul qui fonctionnait dans toute la ville - il y avait une salle d'opération, mais pas de chirurgiens. Les deux médecins de garde ont dit qu'ils travaillaient là pratiquement sans interruption depuis le 24 février. Ils ont dirigé mon mari vers le service d'ophtalmologie. Ils n'ont pas pu pratiquer d'intervention chirurgicale à cause de la panne d'électricité dans la ville et ont simplement recousu la partie supérieure de la paupière avec la partie inférieure. Ils nous ont attribué deux lits dans l'hôpital. On a essayé de dormir, mais c'était une nuit horrible. Le lendemain, nous avons vu des bus devant l'hôpital qui partaient pour Volodarske.

Lorsque nous sommes arrivés à Volodarske, il n'y avait pas de médecins ni d'hôpital, seulement des bénévoles distribuant des médicaments contre la douleur et des bandages. Nous  avons passé deux jours dans l'école d'art locale, où mon mari dormait sur des palettes en bois et nous, assis sur des tabourets. Une personne de la région conduisait les gens vers une plus grande ville voisine en échange d'argent. Il nous a déposés directement à l'hôpital. La radiographie a montré plein d'éclats de verre dans l'orbite gauche de mon mari. Son état s'est détérioré, mais ils ne pouvaient rien faire de plus. Pendant cinq jours, nous sommes restés dans une église de la ville, où on nous a distribué de la nourriture. C'était la première fois en un mois et demi que nous avions de l'eau chaude.

Le 1er avril, nous avons repris la route. Des collègues de mon mari nous attendaient et l'ont emmené directement à l'hôpital de Dnipro. Il a enfin été opéré. On lui a dit qu'il avait eu beaucoup de chance que, malgré la semaine qui s'était écoulée entre la blessure et l'opération, l'infection ne se soit pas propagée au cerveau. Mon mari devra subir une autre opération pour reconstruire l'orbite de l'œil et recevra ensuite une prothèse oculaire.

Le lendemain, nous nous sommes tous réunis et avons passé un mois et demi à Dnipro. Maintenant, nous sommes en route pour Lviv dans ce train. Tant de choses se sont passées depuis que la guerre a éclaté. Maintenant, je veux aller de l'avant. »

*Pour sa sécurité et celle de sa famille, la personne qui témoigne a souhaité rester anonyme.

Notes

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