« Je suis infirmier anesthésiste et à l’époque je partais régulièrement en mission pour MSF. Donc au départ, je suis parti au Rwanda comme sur une mission d’urgence classique. A dire vrai, une semaine avant le départ, c’est à peine si je savais où se trouvait le Rwanda…!
On était une petite bande d’expatriés expérimentés, tous déjà partis avec MSF, et d’ailleurs tous passés par la Somalie deux ans auparavant. Il y avait Maurice, chirurgien, Isabelle, infirmière, René, logisticien, Jean-Hervé, coordinateur, Mado et moi-même, infirmiers anesthésistes.
J’avais été rapidement briefé par le directeur des opérations, un briefing classique pour une mission chirurgicale d’urgence classique.
On a atterri à Bujumbura, au Burundi. Déjà, de Nairobi à Bujumbura nous étions quasiment les seuls passagers de l’avion. L’aéroport était bondé, une foule de gens qui essayaient vainement, compte tenu de leur nombre, de monter dans un des rares avions qui repartaient. On a passé un ou deux jours à préparer le matériel, les camions, et puis on est parti le 13 avril en convoi vers Kigali.
La route s’est faite sans encombre. On nous parlait de massacres, on voyait des colonnes de personnes déplacées descendre le long de la route, on s’arrêtait régulièrement pour avoir des infos et voir si l’on pouvait continuer mais pour nous à ce moment-là, c’était encore une situation classique.
C’est juste avant d’arriver à Kigali que j’ai commencé à réaliser. Il y a un pont à l’entrée de la ville, c’est là que le représentant du Comité International de la Croix-Rouge (CICR), Philippe Gaillard, nous attendait. Il nous a dit : « Ceux qui le veulent peuvent encore faire demi-tour mais à partir d’ici, je ne réponds plus de rien ». Il y avait quelques cadavres sur les bas-côtés et aussi des groupes d’hommes très excités armés de bâtons, de machettes qui criaient autour des voitures, c’était tendu. On est finalement arrivé à la base du CICR installée à côté d’un orphelinat tenu par des sœurs.
Une équipe du CICR et Jean-Hervé sont allés rapidement en ville pour voir l’hôpital central de Kigali où il était prévu de mettre en place nos activités. A leur retour, le tableau était clair : les patients hospitalisés étaient achevés la nuit, l’hôpital central s’était transformé en abattoir, hors de question de s’y installer. Il a donc été décidé de faire équipe commune avec le CICR et de transformer cet orphelinat en hôpital de campagne. Les premiers blessés ont été opérés le soir même de notre arrivée. La nouvelle de l’ouverture de l’hôpital s’est vite répandue et les patients étaient de plus en plus nombreux, avec quelque fois des plaies par balles mais très souvent le même type de blessures : coups de machette et articulations broyées. Mais à cause des barrages des miliciens, il leur était pratiquement impossible de parvenir jusqu’à l’hôpital. Le CICR envoyait des équipes chercher les blessés pour tenter de franchir ces barrages mais c'est devenu de plus en plus difficile, certains blessés ont même été achevés à l’intérieur des ambulances par les miliciens. Quand les bâtiments en dur de l’orphelinat n’ont plus suffit, on a ajouté des tentes à l’intérieur de l’enceinte.
Et puis rapidement, on a vu des choses difficiles. Pour ma part, je suis resté enfermé à l’hôpital pendant mes trois semaines de mission, mais Jean-Hervé, René et les équipes du CICR sortaient pour aller chercher des blessés et ils ont été témoins de scènes très dures. Dans notre orphelinat-hôpital, les choses étaient moins apparentes mais l’horreur n’était jamais très loin. Je me souviens d’un homme venu accompagner son frère blessé. On avait un accord avec les miliciens : ils toléraient notre présence et ne faisaient pas intrusion dans l’hôpital à condition que seuls les blessés y entrent. Après de terribles discussions nous avons demandé à l’homme qui avait accompagné son frère de ressortir de l’enceinte de l’hôpital. Il s’est fait tuer à 100m de l’hôpital. Un autre jour, une partie de l’équipe est allé au stade Amahoro où s’étaient réfugiés des dizaines de blessés. Ils en ont ramené 30 ou 40 dans un camion en un seul voyage. Il a fallu trier les cas les plus urgents et les opérer rapidement. Parmi eux il y avait un homme dont toutes les articulations avaient été broyées au marteau. C’était terrible.
Au fur et à mesure, on s’est rendu compte que cet orphelinat était devenu une sorte de cocon de protection, un sanctuaire. Un jour, une femme poursuivie par des miliciens qui lui tiraient dessus a voulu s’y réfugier, on est sorti en courant et on l’a récupérée in extremis.
L’orphelinat était situé sur le versant d’une colline et de l’autre côté se trouvait un camp militaire qui était la cible des tirs d’obus du Front Patriotique Rwandais (FPR). Je prenais les gardes de nuit et le matin, je me souviens des explosions sourdes qui faisaient tout vibrer. Donc il y avait en fait deux sources de tensions pour nous. La première était le type de blessures qu’on voyait tous les jours et qui nous laissaient deviner le niveau de violence qui s’exerçait à l’extérieur de l’enceinte de l’hôpital. La deuxième était le danger de voir un obus tomber sur l’hôpital, et donc la peur d’être soi-même blessé.
Pourtant, ça restait pour nous une mission « comme d’habitude », en zone de guerre. Ce n’est que 48h après notre retour en France qu’avec l’équipe chirurgicale, nous avons réalisé. Mais, tout le long de notre présence sur place, on n’avait pas vraiment conscience de cette dimension de génocide et d’extermination. Peut-être parce qu’on n’avait pas suffisamment d’éléments pour comprendre tellement on était enfermé dans notre cocon-hôpital ? Peut-être parce que c’était une façon de se protéger psychologiquement ? On était très concentrés, on travaillait beaucoup, on dormait peu. On parlait beaucoup entre nous de la situation, de l’inaction des Nations Unies, mais je ne suis pas sûr que quelqu’un mesurait l’ampleur du phénomène. Je me souviens d’un soir où je faisais la visite avec Isabelle, l’infirmière, on discutait, et puis une rafale a détonné devant nous. Sans interrompre notre discussion on s’est mis à reculer tranquillement, c’était comme des pas de danse. Forts de notre expérience somalienne, on s’imaginait naïvement rôdés à ce genre de situations. Ce qui fait que trois semaines plus tard, on est rentré à Nairobi presque contents, on se disait qu’on avait fait du bon boulot, qu’on avait réussi à vite mettre en place les activités et d’un point de vue technique on s’était bien débrouillés vu les circonstances.
C’était une goutte d’eau dans un océan, mais la plupart des 3 000 patients qu’on a soigné ont survécu, et même si sur 800 000 personnes tuées ce n’est pas beaucoup, pour eux ça fait une grande différence. Ils ont survécu.
Je me souviens d’un jour où je reprochais à l’une de nos infirmières rwandaises de ne pas avoir correctement fait les soins sur un patient. Et là elle me raconte que trois de ses enfants ont été tués et qu’elle ne sait pas où se trouvent ni son mari ni ses deux autres enfants. Tout à coup, ça devient réel, l’horreur de la situation se matérialise. Il est fort possible que l’on maintienne de façon inconsciente une barrière entre soignant et patient, mais une infirmière, c’est une collègue, on est pareil, et il y a un processus d’identification bien plus fort qu’avec un patient.
Deux jours après mon retour en France, avec le recul, probablement le fait de ne plus avoir peur pour ma propre vie, les lectures et les discussions avec Jean-Hervé, ses prises de paroles dans les médias, j’ai réalisé que j’avais assisté à quelque chose d’extrêmement grave. On s’est retrouvé avec Mado, Maurice, Jean-Hervé, on en a pas mal parlé, il nous a fallu du temps pour digérer. Je me souviens de l’interview de Jean-Hervé sur TF1 où il mettait directement Mitterrand en cause. Il était provoquant mais MSF était dans son rôle, témoignant de la situation, dénonçant à la fois le rôle de la France et l’impuissance des Nations Unies.
Aujourd’hui je n’aime pas vraiment y retourner. Je dois quelquefois passer par Kigali pour aller au Kivu dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), mais il fait toujours gris, et je suis mal à l’aise.
Il y a très peu de choses qui peuvent retenir les instincts de folies. Je pense que quand sous la pression d’une autorité ou d’un groupe, ici les miliciens hutus, les gens sont poussés à commettre des atrocités, ils transgressent des interdits très forts. Après la première transgression, c’est fini, les repères sont perdus et on est prêt à faire n’importe quoi pour sauver sa vie ou celle de ses proches. Cette folie collective, instrumentalisée, quand elle s’embrase, même les plus machiavéliques ne se doutent pas de jusqu’où ça peut aller. On est face à des fous furieux, aveuglés de haine mais aussi de peur. Je n’ai jamais retrouvé ça ailleurs à cette échelle.
C’est là qu’on se rend compte de l’extrême fragilité de la civilisation. J’y crois, mais c’est très fragile. Les garde-fous que pourraient être la culture, les valeurs sociales, humaines ou la religion sont balayés. Même des ecclésiastiques ont tué à la machette… Je me souviens d’une personne africaine qui était sur place avec moi, qui m’a aidé à soigner des patients qui a pris des risques pour cela, qui a été témoin des mêmes atrocités que moi et qui m’a ensuite écrit pour me demander de ne pas croire tout ce qui était publié sur ce génocide car pour elle c’était faux et que les « méchants » n’étaient pas ceux que l’on croyait. Le niveau d’intoxication, de violence et de folie était tel que les gens sont capables de nier l’évidence.
Pour moi, oui, cette mission a été importante, j’ai participé à quelque chose dont je suis fier même si c’est une goutte d’eau dans l’océan. On était, enfin je crois, une équipe de gens compétents, la Somalie nous avait un peu « blindés » et on disposait d’assez de matériel pour être à peu près opérationnel et efficace. On était dans notre rôle d’humanitaire, on était présents avec ces gens dans ce drame, on était aussi dans notre rôle de soignants, au bon endroit et à y faire ce qu’il fallait, exactement ce pour quoi MSF avait été pensée. »