Gaza : l'avenir incertain des blessés de la « Marche du retour »

Manifestation du 14 mai contre l'ouverture de l'ambassade américaine à Jérusalem. Un manifestant vient d'être touché à la jambe. Bande de Gaza. 2018.
Palestine, Gaza © Laurence Geai

Pendant les quatre derniers mois, les manifestations de la « Marche du retour » à Gaza ont été réprimées violemment et mortellement par l’armée israélienne. Si le nombre de manifestants et de blessés a diminué, les violences n’ont toutefois pas cessé – des Gazaouis sont blessés par balle chaque semaine.

Médecins Sans Frontières est en première ligne de la réponse d’urgence depuis le début de ces événements, et offre une prise en charge chirurgicale et post-opératoire.

Le défi est double pour l’association : parvenir à prendre en charge un nombre impressionnant de patients sévèrement touchés et s’assurer que ces personnes ne subissent pas trop lourdement les conséquences de blessures qui les marqueront quoi qu’il arrive à vie.

Des handicaps à vie

Dans le bloc opératoire de l’Hôpital Friendship, à Gaza, deux chirurgiens de MSF font face à une situation d’une grande complexité. Le tibia d’Ahmed* avait été brisé par une balle israélienne, l’os déchiqueté et une bonne partie de la chair emportée par l’éclat. Leur intention était de prélever du muscle sain du mollet pour combler la plaie.

Cependant, lorsque Camille Rodaix et Jan Wynands, les deux chirurgiens, ont ouvert le mollet, ils se sont aperçus que le muscle y était également endommagé : criblé d'éclats de balles et durci par des morceaux de tissu cicatriciel. L’opération qui devait durer 90 minutes n’était pas prête de s’achever.

Le personnel médical de l'hôpital Al Aqsa, appuyées par les équipes de Médecins Sans Frontières, opère des patients blessés par balle. Bande de Gaza. 2018.
 © Laurence Geai
Le personnel médical de l'hôpital Al Aqsa, appuyées par les équipes de Médecins Sans Frontières, opère des patients blessés par balle. Bande de Gaza. 2018. © Laurence Geai

Ce type de blessures, causées par des balles, que ces deux chirurgiens tentaient de soigner, a connu une augmentation alarmante à Gaza ces derniers temps. Depuis la fin mars, les manifestations de la « Marche du retour » ont entraîné la mort de plus de 150 Palestiniens, tués par l’armée israélienne, et causé plus de 4 100 blessés par balles.

1 700

Médecins Sans Frontières a pris en charge plus de 1 700 patients depuis fin mars. Une grande partie d’entre eux ont été blessés par balle.

La plupart des manifestations et des ripostes d’Israël se déroulant le vendredi de chaque semaine, la majorité de ces blessures ont donc été occasionnées sur une période de 23 jours seulement au cours des quatre derniers mois. Même si les violences ont diminué, des centaines de manifestants palestiniens continuent d’être blessés chaque semaine à la frontière, et certains sont tués.


« Les blessures que nous voyons se caractérisent par une forte proportion de fractures ouvertes - la plupart sous le genou - accompagnées d’importantes pertes de tissus, et donc de dommages aux veines et aux nerfs également, explique Marie-Elisabeth Ingres, chef de mission de MSF. De nombreux patients nécessitent de multiples opérations rien que pour refermer la plaie. »

© Arnaud Drouart/MSF

En savoir plus sur le métier de chirurgien brûlologue, plasticien, de la main

Découvrir la fiche métier

C’était justement le but de l’intervention au bloc opératoire de l’Hôpital Friendship. « Mon objectif est de stabiliser la plaie afin de savoir si l’os peut cicatriser », précise Camille, chirurgienne orthopédiste, en inspectant la jambe d’Ahmed*, dont la blessure était toujours ouverte près de deux mois après qu’il s’est fait tirer dessus. Un fixateur externe - tige en métal fixée à angle droit à des broches forées dans les parties restantes de l’os - maintient les parties brisées de l’os en place.

Un jeune homme de 18 ans, blessé par balle le 30 mars, lors d'une manifestation à la frontière. Bande de Gaza. 2018.
 © Aurelie Baumel/MSF
Un jeune homme de 18 ans, blessé par balle le 30 mars, lors d'une manifestation à la frontière. Bande de Gaza. 2018. © Aurelie Baumel/MSF

« J’avais déjà opéré Ahmed* auparavant pour retirer un fragment d’os qui transperçait sa peau, poursuit Camille, et maintenant, avec Jan, chirurgien plastique, on va vérifier qu’il ne reste plus aucun morceau d’os mort, puis on fermera la plaie. »

Pour ce patient, cette opération n’était ni sa première, ni sa dernière. La chirurgie orthopédique nécessaire pour une cicatrisation permanente de la blessure est « très difficile, indique Camille. Nous ne disposons pas des outils requis et ne pouvons pas réparer l’os tant que la plaie est ouverte. »

L’enjeu est très élevé pour les patients comme celui pris en charge par Camille et Jan. Après plus de dix ans de blocus israélien et de tensions politiques internes côté palestinien, le système de santé est totalement paralysé. Les spécialités chirurgicales dont ont besoin nombre de ces patients sont indisponibles, ce qui condamne la plupart d’entre eux à être handicapé à vie.

Une séance de physiothérapie dans un centre de soins post-opératoires MSF le 16 mai. Bande de Gaza. 2018.
 © Laurence Geai
Une séance de physiothérapie dans un centre de soins post-opératoires MSF le 16 mai. Bande de Gaza. 2018. © Laurence Geai

40 000 consultations

Chaque matin, dans cinq cliniques de la bande de Gaza, les camionnettes MSF se succèdent pour déverser des vagues de jeunes hommes, qui sortent maladroitement des véhicules. Ils se saisissent rapidement de béquilles et se faufilent dans la clinique. À l’intérieur du bâtiment, de nombreux patients attendent déjà. Leurs fixateurs externes dépassent de leurs pantalons de survêtement.

« Je crains que ma jambe ne puisse jamais être réparée. »

C’est dans ces cliniques que les équipes de Médecins Sans Frontières prennent en charge et proposent des soins de kinésithérapie aux patients : depuis le 30 mars 2018, l’association a mené plus de 40 000 consultations de remplacement des bandages.

Un homme blessé par balle à la jambe durant une manifestation à la frontière se rend dans une clinique gérée par Médecins Sans Frontières. Bande de Gaza. 2018.
 © Spencer Platt
Un homme blessé par balle à la jambe durant une manifestation à la frontière se rend dans une clinique gérée par Médecins Sans Frontières. Bande de Gaza. 2018. © Spencer Platt

« Au début, je n’ai rien senti quand je me suis fait tirer dessus, explique Raed Bordini, 24 ans, du camp de Maghazi. J’ai juste vu un éclair, comme une explosion électrique, et me suis soudainement retrouvé à terre, sans pouvoir bouger. J’ai tenté de reculer, sans succès. Je perdais beaucoup de sang et j’avais peur de l’impact sur ma jambe parce qu’elle était tout ouverte, de l’avant à l’arrière. »

Raed se rend à la clinique plusieurs fois par semaine pour faire changer ses pansements et il porte toujours son fixateur externe. « Je souffre beaucoup. Je prends beaucoup de médicaments, notamment de l’ibuprofène et du paracétamol, mais je n’en ressens pas les effets. Je crains que ma jambe ne puisse jamais être réparée. Ça me fait peur de ne pas pouvoir m’appuyer dessus, je vois bien que quelque chose ne va pas. »

Manifestation du 14 mai contre l'ouverture de l'ambassade américaine à Jérusalem. Un manifestant vient d'être touché à la jambe. Bande de Gaza. 2018.
 © Laurence Geai
Manifestation du 14 mai contre l'ouverture de l'ambassade américaine à Jérusalem. Un manifestant vient d'être touché à la jambe. Bande de Gaza. 2018. © Laurence Geai

Dawlet Hamidiyyeh, 33 ans, est l’une des rares femmes prises en charge par MSF pour une blessure par balle. Elle vient à la clinique de Beit Lahia en fauteuil roulant, sa jambe maintenue droite devant elle. « C’était la première fois que je me rendais à la frontière, explique-t-elle, en référence au 14 mai, la journée de manifestations la plus meurtrière. Je voulais voir ce qu’il se passait. Je portais de l’eau et du parfum aux gars pour contrer les effets du gaz. Quand je me suis fait tirer dessus, on m’a transportée à l’Hôpital indonésien, j’avais les yeux ouverts, mais je ne voyais rien. Par contre, j’entendais tout. Les gens pensaient que j’étais morte. Ils m’ont placée à la morgue de l’hôpital, mais au bout de dix minutes, un médecin s’est aperçu que j’étais vivante et a commencé à crier que mon cœur battait. »

Manifestation du 11 mai. Bande de Gaza. 2018.
 © Laurence Geai
Manifestation du 11 mai. Bande de Gaza. 2018. © Laurence Geai

Maintenant, elle doit se rendre à la clinique trois fois par semaine pour faire changer ses bandages. Elle devra garder son fixateur externe pendant au moins cinq mois et s’inquiète de son avenir : « J’ai peur de ne plus jamais être comme avant, de ne plus pouvoir marcher. »

Les inquiétudes de nombreux patients, comme Raed et Dawlet, sont justifiées. « On devra probablement procéder à une seconde vague d’amputations, explique Pascale Marty, responsable de l’équipe médicale de MSF à Gaza. Les blessures par balle sont, par définition, des blessures contaminées car la balle est entrée dans la plaie, ce qui signifie que le risque d’infection est très élevé. » Ces fractures ouvertes, d’une grand complexité, peuvent s’infecter et constituer une menace pour la vie du patient. Il n’y a souvent pas d’autre choix que d’amputer si la chirurgie reconstructrice n’est pas envisageable.

Des blessures aussi sévères et des taux d’infections aussi élevés nécessitent généralement l’hospitalisation des patients, mais le système de santé de Gaza, surchargé, ne peut tous les accueillir.

Des Palestiniens blessés par balle lors de manifestations attendent des soins post-opératoires dans une clinique de Médecins Sans Frontières. Bande de Gaza. 2018.
 © Heidi Levine/Sipa Press
Des Palestiniens blessés par balle lors de manifestations attendent des soins post-opératoires dans une clinique de Médecins Sans Frontières. Bande de Gaza. 2018. © Heidi Levine/Sipa Press

Mohammed Abu Gaza, 25 ans, a été blessé par balle le 6 avril près de Rafah. Il a le genou brisé, mais a malgré tout dû sortir de l’hôpital à plusieurs reprises. « Six jours après que je me suis fait tirer dessus, ils m’ont demandé de sortir de l’hôpital pour faire de la place pour les blessés du vendredi suivant, explique-t-il. Je suis retourné plusieurs fois à l’hôpital car je souffrais de fièvre et de douleurs, mais ils ne m’ont pas admis car ils n’avaient pas de place. »


Médecins Sans Frontières l’a référé vers un autre hôpital, où il a subi une autre intervention chirurgicale. Le personnel lui a ensuite demandé de partir : « Je suis resté là-bas une semaine, et ils m’ont congédié une nouvelle fois pour faire de la place pour la nouvelle vague de blessés. »

File d'attente dans la clinique de Beit Lahia. Des patients tentent de se mettre à l'ombre sur le parking de l'ambulance. Bande de Gaza. 2018.
 © Aurelie Baumel/MSF
File d'attente dans la clinique de Beit Lahia. Des patients tentent de se mettre à l'ombre sur le parking de l'ambulance. Bande de Gaza. 2018. © Aurelie Baumel/MSF

60 % de chômage

chez les 15 - 29 ans dans la bande de Gaza, selon la Banque mondiale. C'est l'un des taux de chômage les plus élevés au monde. Cette classe d’âge représentent deux tiers des patients de MSF.

Les conséquences des blessures se font ressentir au sein de la population de Gaza tout entière, imposant le fardeau des coûts et de la responsabilité des soins à l’ensemble d’une société dont l’économie a été poussée au bord de la rupture après des années d’occupation, de guerre et de blocus.

Les familles ont généralement perdu une source de revenu, et celles qui devaient déjà subvenir aux besoins de leurs proches sans emploi, doivent désormais supporter les coûts supplémentaires engendrés par les soins.

« Avant d’être blessé, je vendais parfois des légumes sur le marché, mais cela suffisait à peine à me payer des cigarettes, déplore Mohammed. Désormais, je reste assis à la maison : je ne peux rien faire par moi-même, même pas ma toilette. Je dois demander de l’aide à ma famille pour tout. »

Un autre patient, touché par balle le 30 mars, explique que son père, fonctionnaire, a dû emprunter 1 500 dollars à des proches pour payer ses soins. « Avant, je travaillais parfois avec des amis et des membres de ma famille sur des sites de construction. Ça me manque terriblement. Je ne peux plus gagner ma vie. Mes proches qui vivent à l’étranger envoient de l’argent pour financer mes soins. »

Des soins post-opératoires dans un centre MSF le 16 mai. Bande de Gaza. 2018.
 © Laurence Geai
Des soins post-opératoires dans un centre MSF le 16 mai. Bande de Gaza. 2018. © Laurence Geai

Mais les conséquences ne sont pas seulement économiques. Outre le métier de coiffeuse, qu’elle exerçait depuis dix ans, Dawlet prenait également soin de son père malade. « Je suis très triste de ne plus pouvoir aider mon père, explique-t-elle. Désormais, j’ai besoin de traitements, comme lui. »

L’accumulation de la douleur physique, de la pression financière et des pressions sociales entraîne des difficultés mentales chez de nombreux patients. « C’est dur de rester à ne rien faire 24 heures sur 24 à la maison. Honnêtement, ça a détruit ma vie, et la vie de ma famille », déplore Dawlet, abattue.

Le temps long de la guérison

Si l’ampleur des manifestations à la frontière, qui se poursuivent chaque weekend, est en baisse, les violences ont quant à elles évolué et se sont intensifiées ces dernières semaines. Un soldat israélien est mort à la mi-juillet, et l’armée continue de faire de nombreux blessés et victimes côté palestinien.

Des hommes attendent à la clinique MSF de Khan Younis. Bande de Gaza. 2018.
 © Aurelie Baumel/MSF
Des hommes attendent à la clinique MSF de Khan Younis. Bande de Gaza. 2018. © Aurelie Baumel/MSF

Plus de deux mois se sont écoulés depuis les jours les plus meurtriers : une période suffisante pour guérir les fractures ordinaires. Cependant, pour de nombreuses personnes à Gaza, les progrès ne peuvent être aussi rapides car leurs blessures sont particulièrement complexes.

« Ils auront besoin de cinq à six mois pour se remettre, si tant est qu’ils guérissent, détaille Camille, chirurgienne MSF. Nos patients peuvent être répartis en trois groupes de taille comparable : ceux qui finiront par guérir, ceux qui nécessiteront des interventions chirurgicales supplémentaires pour se remettre, et enfin ceux qui nécessiteront des opérations de chirurgie reconstructrice spécialisée sur plusieurs années, ne serait-ce que pour avoir une chance de guérir. » Ce type de chirurgie n’est pas disponible à Gaza, condamnant de nombreuses personnes à l’éventualité de ne jamais recouvrer l’usage de leurs membres.

De retour à l’Hôpital Friendship : Camille et Jan ont réussi, après quelques moments sous haute tension, à tirer sur la partie du muscle dont ils avaient besoin pour combler la plaie. Ils ont encore greffé un morceau de peau de la cuisse sur la plaie pour la refermer et terminer l’intervention. « C’est est un cas typique où on espère que ce ne sera pas trop compliqué, conclut Camille, mais les blessures sont si graves ici que l’on ne sait jamais ce que l’on va trouver à l’intérieur. »

Elle a bon espoir qu’Ahmed* parvienne à éviter d’autres infections maintenant que la plaie est refermée, mais pour lui, comme pour de nombreux autres, l’avenir est incertain.

* Le prénom a été modifié pour respecter l’anonymat de ce patient.

À lire aussi