Syrie : fuir à tout prix. Récits de Syriens dans le camp d'Aïn Issa

Après quatre mois de combats et des milliers de bombardements, les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont annoncé le 17 octobre avoir pris le contrôle de Rakka, bastion du groupe État islamique (EI) depuis 2014. Puis, le 3 novembre, c’est la ville de Deir-ez-Zor qui a été reprise à l’EI par l’armée syrienne avec le soutien de la Russie.
Dans le camp d’Aïn Issa, à une soixantaine de kilomètres de là, les Syriens qui ont pu fuir les bombardements et les combats dans les villes de Rakka et de Deir ez-Zor tentent de se reconstruire. Médecins Sans Frontières y gère un centre de soins de santé primaire, et transfère les cas les plus graves vers les hôpitaux de Kobané et Tell Abyad.
Les Syriens que Médecins Sans Frontières a rencontrés, dans le camp d’Aïn Issa notamment, nous ont livré le récit des traumatismes qu’ils ont subis : la violence des combats, les atrocités de l’État islamique, et les bombardements aériens massifs de la coalition internationale.

Où sont les blessés de guerre ?
Plus de 15 000 personnes ont trouvé refuge à Aïn Issa. Elles ont fui les combats dans la région de Rakka, mais aussi de Deir ez-Zor, où s'affrontent les combattants de l'EI, les Forces démocratiques syriennes, soutenues par la coalition internationale, ainsi que le régime syrien et son allié russe. Dans le camp, peu nombreux sont les Syriens qui viennent de la ville même de Rakka.

« Les blessés de Rakka, nous ne les voyons pas, à quelques exceptions près. Deux frères de trois et sept ans blessés par des snipers de l’EI en fuyant la ville, ont été hospitalisés début juillet. Ils sont toujours en état de choc. Ceux qui auront survécu aux bombardements et à la terreur de l’EI, devront, comme eux, surmonter le traumatisme du siège. », expliquait en août dernier Hakim Khaldi, conseiller au département des Opérations de MSF.
Un constat partagé par Arnaud Fablet, coordinateur d’urgence pour Médecins Sans Frontières : « Très peu de blessés de guerre réussissent à sortir des zones de combat », note-t-il.
Arnaud Fablet
La population civile sous les bombardements massifs
Quatre mois de combats ont ravagé des quartiers entiers de Rakka. Pris au piège, utilisés comme boucliers humains par l'EI, les civils ont fait face aux bombardements de la coalition, aux tireurs et aux engins explosifs installés par l’État islamique. Si le régime de terreur instauré par l'EI hante les esprits des habitants du camp d'Aïn Issa, ce sont, dans la plupart des cas, les bombardements intenses qui les ont poussés à fuir.
Mohammed* vient d’al-Michleb, un quartier à la périphérie est de Rakka. En juin, l’étau des Forces démocratiques syriennes se resserre autour de la ville pour tenter d’imposer un siège aux combattants de l’EI. La famille de Mohammed se retrouve sur la ligne de front. Il se souvient des tireurs embusqués dans le quartier et des membres de sa famille, morts dans les bombardements de la coalition.
Le village de Farid* est situé près de l’aéroport de Deir ez-Zor. Farid se rappelle des raids aériens sur les bateaux qui tentaient de traverser l’Euphrate et nous raconte sa fuite à travers le désert.
Fatima vivait à Rmeila, un quartier situé dans l'est de Rakka. Elle a fui les exactions de L’État islamique et les bombardements de la coalition internationale en juin, pour rejoindre le camp d'Aïn Issa. Elle raconte comment les soldats de l'EI se servaient des maisons de son quartier pour circuler à couvert au milieu des populations civiles, en démolissant certains murs pour les connecter entre elles. Elle se souvient de l'intensité des bombardements.
Fatima
Aziza est arrivée dans le camp d’Aïn Issa en mai. Elle habitait avec son mari et ses deux enfants dans la banlieue de Rakka. Les combattants de l'EI ont tenté de les forcer à rejoindre le centre-ville pour y servir de boucliers humains. Son mari, qui sert désormais au sein des Forces démocratiques syriennes, a été arrêté à plusieurs reprises par la Hisba, la police de l’EI chargée de faire respecter l’ordre public et la moralité.
Aziza
Fuir à tout prix
Nawal et sa famille vivaient à Rakka depuis plus de dix ans. Ils sont arrivés dans le camp d'Aïn Issa en juin, lorsqu'a commencé la dernière phase de l'offensive contre le groupe État islamique, menée par les Forces démocratiques syriennes, soutenues par la coalition internationale, pour reprendre la ville.

Devant sa porte d'entrée, Nawal avait l'habitude de voir se garer les voitures des combattants de l'EI, qui habitaient en face de sa maison. Lorsque les bombardements de la coalition internationale se sont intensifiés, la famille a décidé de fuir, la présence des combattants à proximité les menaçant directement. La première fois, ils essaient de s'échapper par l'est de Rakka, et sont finalement rattrapés par l'EI qui confisque l'ensemble de leurs biens. Les soldats érigent alors des murs en ciment tout autour de leur quartier pour les empêcher de fuir. Pendant trois semaines, la famille va essayer de s'enfuir en faisant appel à des passeurs, qui leur demandent 50 000 livres syriennes par personne (80 euros).

C'est au matin d'une énième journée de combats qu'ils réussissent à se frayer un chemin par le nord de la ville, les 11 membres de la famille regroupés sur deux motos. « Un homme que nous avons rencontré sur la route nous a aidés à éviter les tireurs embusqués entre deux usines à la sortie de la ville. »
Sur leur route, ils croisent les Forces démocratiques syriennes qui les transfèrent dans le camp d'Aïn Issa, où ils vivent depuis. « Nous attendons que la ville soit libérée et déminée pour y retourner et reprendre notre vie », explique Nawal.

Ahmad est arrivé dans le camp d'Aïn Issa le jour de l'Aïd, le 1er septembre. Il a perdu deux de ses enfants dans le bombardement de sa maison. Dans sa fuite, il est blessé par un engin explosif installé par l'État islamique et perd ses deux jambes. Sa femme meurt dans l'explosion. Il vit dans le camp d'Aïn Issa avec sa fille, et est suivi par le kinésithérapeute de Médecins Sans Frontières.
Ahmad
Des besoins immenses en santé mentale
La plupart des déplacés dans le camp d'Aïn Issa ont été les témoins d'événements d'une rare violence : torture, exécutions, bombardements, perte d'un ou plusieurs membres de leur famille. « Les besoins en soins de santé mentale sont très importants à Aïn Issa, explique Paula Orsi, psychiatre pour Médecins Sans Frontières. Les conditions de vie difficiles dans le camp entretiennent un stress préexistant, au lieu d'apporter un sentiment de sécurité, nécessaire après avoir fui une zone de conflit. » Si les enfants ont accès à des espaces leur permettant de sociabiliser et de partager des expériences qui ne sont pas liées à la guerre, les adultes n'ont quant à eux aucune alternative dans le camp pour avoir des relations sociales déconnectées des violences qu'ils ont subies.
Paula Orsi
« Les personnes que j’ai rencontrées montrent des troubles dépressifs, on a également pu observer un nombre important d’individus présentant des troubles de conversion [caractérisé par des symptômes touchant la motricité volontaire ou les fonctions sensorielles, NDLR], qui par exemple étaient complètement désorientées, après une perte de conscience. Cela montre le niveau extrêmement élevé de stress. »

Peintre dans le village de Madan, situé entre Rakka et Deir ez-Zor, Wahid* se rappelle les bombardements de la coalition et les nombreuses victimes civiles, majoritairement des enfants. Il a fui de nuit avec sa famille, en traversant l’Euphrate.
Médecins Sans Frontières travaille dans un centre de soins situé dans la ville de Tabqa, verrou stratégique dans le combat contre l'EI et reprise en avril par les Forces démocratiques syriennes, et avait une équipe qui donnait des consultations médicales à Twahina, un camp informel sur les bords de l'Euphrate, au nord-est de Tabqa.
Fin septembre, Twahina accueillait près de 6 000 personnes fuyant majoritairement les combats dans la région de Hama, dans l’ouest du pays, entre le régime syrien, soutenu par des milices chiites, et le groupe État islamique.


Les déplacements se sont déroulés sur plusieurs mois, variant en fonction des lignes de front. Ces populations ont vécu dans des territoires tenus par l'EI et ont fui les combats. Pour certains, la peur du régime syrien et ses pratiques reste bien ancrée, ainsi que celle d'être enrôlé de force dans l'armée gouvernementale.
* Les prénoms ont été modifiés.