Méditerranée : parmi les rescapés, des femmes qui fuient les violences et la guerre

polaroid pris a bord du Geo Barents
« Je dois être courageuse pour mes enfants », Bintou, 42 ans, Ivoirienne. © Mahka Eslami

Les femmes représentent environ 5 % des personnes qui tentent la traversée de la Méditerranée centrale, route migratoire considérée comme la plus meurtrière au monde. Nombreuses sont celles qui fuient les violences, notamment sexuelles, subies dans leur pays d’origine, avant d’en subir à nouveau sur leur parcours migratoire. Depuis mai 2021, date à laquelle MSF a affrété le Geo Barents,  son propre navire de recherche et de sauvetage, 327 femmes ont été accueillies à bord. Voici les histoires de quatre d’entre elles.

Bintou

Après le décès de son mari, la belle-famille de Bintou lui a retiré la garde de ses 4 enfants. Elle voulait également marier de force sa fille aînée. Bintou a décidé de quitter la Côte d'Ivoire avec ses deux plus grandes filles, laissant sur place une fille et un garçon. Une fois arrivées en Libye, elles ont été arrêtées et mises en prison.

« En Libye, il n'y a pas de gouvernement, tout le monde est policier, explique-t-elle. Même quand ils vous attrapent, vous ne savez pas s’ils sont vraiment policiers... Ils nous ont capturées et nous ont mises dans une petite cabane, hommes, femmes, tous ensemble. C'était très dur. Des jeunes garçons ont cassé la porte et nous nous sommes enfuies. »

« Geo Barents merci beaucoup ! À bientôt ! », a écrit une rescapée sur un tirage polaroid d'une photo prise par une photographe à bord du navire de recherche et de sauvetage MSF.
 © Mahka Eslami
« Geo Barents merci beaucoup ! À bientôt ! », a écrit une rescapée sur un tirage polaroid d'une photo prise par une photographe à bord du navire de recherche et de sauvetage MSF. © Mahka Eslami

« Quand je suis sortie de prison, j'ai commencé à travailler chez un homme », poursuit-elle. Ce dernier ne l’a pas payée. Il savait qu'elle voulait partir. Un jour, il l’a emmenée sur un bateau pour qu'elle puisse s'en aller. Bintou n'a pas vu ses enfants restés au pays depuis deux ans.

Portrait de Bintou (à gauche) et d'une membre des équipes du Geo Barents (à droite). 
 © Mahka Eslami
Portrait de Bintou (à gauche) et d'une membre des équipes du Geo Barents (à droite).  © Mahka Eslami

« Je veux que mes enfants puissent devenir quelqu’un. Quand j’étais petite, j'ai vécu beaucoup de mauvaises choses. Ma mère était aveugle. Elle a eu 15 enfants, mais seulement trois d'entre eux ont survécu. J'étais la seule fille. J'ai été mariée de force. Je ne suis pas allée à l'école. Je veux que mes enfants reçoivent une éducation. Je ne veux pas qu’elles soient mariées de force comme moi. Je ne veux pas qu’elles aient la même vie. »

Dérichelle

Dérichelle a fui le Cameroun à cause d’un homme violent. Après le décès de son premier mari, mort dans un accident de voiture, sa belle-famille l’a forcée à épouser le frère du défunt. Ce dernier buvait énormément et la battait. Elle a fait deux fausses couches suite à ces violences, avant de tomber à nouveau enceinte et de donner naissance à une fille.

 

Dérichelle, à bord du Geo Barents. La femme avec qui elle a fait le voyage depuis la Libye refait sa natte. 

 
 © Mahka Eslami
Dérichelle, à bord du Geo Barents. La femme avec qui elle a fait le voyage depuis la Libye refait sa natte.    © Mahka Eslami

Dérichelle s’est rendue à l’hôpital après avoir été battue par son mari. Elle a décidé de fuir avec son enfant âgée de 6 mois. Encouragée par une amie, elle est partie au Nigeria, puis au Niger et enfin vers l’Algérie. Dans le désert, sa fille est tombée malade et Dérichelle n’a rien pu faire pour la soigner, faute d’accès aux soins et aux médicaments. Elle en garde une « tristesse immense et inconsolable. »

Elle a essayé de traverser la Méditerranée une première fois, mais elle a été arrêtée et envoyée en prison. Elle a été libérée immédiatement et envoyée en taxi vers un lieu de prostitution. Un couple d'amis camerounais l'a aidée à sortir.

Dérichelle (à droite) tient une liste de numéros de téléphone des personnes qu'elle connait (à gauche). C'est la seule chose qu'elle ait emmenée avec elle pour faire la traverser de la Méditerranée. 
 © Mahka Eslami
Dérichelle (à droite) tient une liste de numéros de téléphone des personnes qu'elle connait (à gauche). C'est la seule chose qu'elle ait emmenée avec elle pour faire la traverser de la Méditerranée.  © Mahka Eslami

Elle a ensuite vécu six mois dans les « campos », ces lieux abandonnés où les trafiquants rassemblent les migrants avant qu’ils prennent la mer. « Je veux être dans un endroit où je peux vivre comme une personne normale de mon âge. Ce n'était pas le cas, trop de souffrance, trop de stress. Je veux pouvoir dormir la nuit, dit-elle. Je voulais être ici avec mon enfant. Ça me fait mal de penser que je suis en sécurité et de savoir qu’elle est restée dans le désert. »

Sarah

Lorsque les combats ont commencé il y a deux ans, Sarah n'a pas eu d'autre choix que de fuir l’Éthiopie. « J'ai vu de nombreuses personnes mourir pendant un assaut, explique-t-elle. Je me suis mise à courir. Je n'ai pas eu le temps de comprendre ce qui se passait, ni de rassembler mes affaires. Mon fils était en ville durant l'attaque, avec le reste de ma famille. Je n'ai même pas pu l'emmener avec moi. Il a huit ans maintenant et je ne lui ai parlé qu'une fois depuis un an. Il n'y a toujours pas de réseau dans la région d’où je viens, et je ne peux pas l'appeler. Je sais que certains de mes proches s'occupent de lui, mais il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à lui. Je m'inquiète pour mon fils. Je ne sais pas comment il va ni ce qu'il fait. »

Portrait de Sarah (à gauche). Vue du pont du Geo Barents. Les rescapés vont sécher leur vêtements pendant la traversée (à droite). 
 © Mahka Eslami
Portrait de Sarah (à gauche). Vue du pont du Geo Barents. Les rescapés vont sécher leur vêtements pendant la traversée (à droite).  © Mahka Eslami

Sarah s’est ensuite rendue à Khartoum au Soudan, dans l’espoir de travailler et d’économiser de l’argent afin de pouvoir en envoyer à son fils. « Dans ce pays, j'étais une migrante et je vivais dans l'illégalité. J'avais peur d'être appréhendée et emprisonnée, comme c'est arrivé à beaucoup d'autres personnes dans ma situation. Après quelques mois, un de mes amis m'a aidée à aller en Libye. J'ai voyagé avec un groupe de personnes, mais je ne connaissais aucune d'entre elles. J'étais seule. Nous avons passé cinq jours dans le désert. Après être entrés en Libye, nous avons été emmenés dans une prison. Il n'y avait pas d'hommes en uniforme, mais les gardiens étaient lourdement armés. Ils battaient les hommes tous les jours. Il n'y avait pas assez de nourriture pour tout le monde. »

Des enfants jouent sur le pont du Geo Barents.
 © Mahka Eslami
Des enfants jouent sur le pont du Geo Barents. © Mahka Eslami

La jeune femme a été emprisonnée pendant deux mois et n’a été libérée qu’après avoir payé une rançon. « Je leur ai donné l'argent que j’avais gagné en travaillant à Khartoum, poursuit-elle. Ensuite, nous avons été transférés dans un autre endroit, où j'ai été retenue captive durant dix mois. Ils nous battaient, mais ils nous maintenaient en vie afin de nous soutirer de l'argent. J'ai finalement été relâchée parce que je ne pouvais pas payer une autre rançon. Je suis arrivée sur la côte libyenne quelques jours plus tard et j'ai embarqué sur un canot pneumatique avec beaucoup d'autres personnes pour traverser la mer. C'est sur ce bateau que j'ai été sauvée. »

 

Christelle

Après avoir quitté son mari qui la battait, Christelle est devenue vendeuse de bananes plantains pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses trois enfants. Alors qu’elle se rendait sur son lieu de travail, dans l’extrême-nord du Cameroun, elle a été kidnappée par un groupe affilié à Boko Haram qui l’a emmenée au Nigeria. Elle a réussi à s'enfuir avec l'aide d'une femme et elle s’est rendue dans la ville de Maiduguri, située dans le nord-est du pays, où elle a travaillé dans un restaurant, hébergée par une autre femme. Après six mois, elle a réuni suffisamment d’argent pour partir en Libye.

Christelle danse sur le pont du Geo Barents.
 © Mahka Eslami
Christelle danse sur le pont du Geo Barents. © Mahka Eslami

Le passage de l'Algérie à la Libye l’a traumatisée : « Pendant la nuit, les gens qui nous guidaient nous ont violées, explique-t-elle. On nous a aussi tiré dessus, nous nous sommes dispersées et nous nous sommes perdues. Ensuite, nous nous sommes retrouvées avec deux enfants qui ne parlaient pas français, sans leurs mères, qui avaient disparu... Nous avons passé trois jours à chercher leurs mères, sans les trouver. »

Vue d'un navire en détresse en Méditerranée, depuis le pont du Geo Barents (à gauche). Christelle lors de son débarquement à Salerne, en Italie (à droite).
 © Mahka Eslami
Vue d'un navire en détresse en Méditerranée, depuis le pont du Geo Barents (à gauche). Christelle lors de son débarquement à Salerne, en Italie (à droite). © Mahka Eslami

Christelle a finalement rejoint la Libye après deux semaines de route. « On a été arrêtées et mises en prison. Je n'avais personne à appeler pour payer une rançon et être libérée. Un homme a décidé de m'aider et a payé pour moi. En prison, j'ai réalisé que j'étais enceinte, mais j'ai perdu l'enfant. C'était un soulagement. J'ai essayé de traverser [la Méditerranée] deux fois. La première fois, nous n'étions même pas partis depuis trente minutes quand les Libyens nous ont arrêtés, en pleine nuit, et ils nous ont immédiatement mis en prison. La deuxième fois a été la bonne. »

Notes

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