Dans les années 90, les équipes de terrain de Médecins Sans Frontières (MSF) ont pu constater l'inefficacité croissante des principaux médicaments utilisés pour combattre le paludisme : la chloroquine et le fansidar.
D'autres traitements bien plus efficaces étaient disponibles, mais n'étaient ni recommandés par l'Organisation mondiale de la Santé (OMS), ni reconnus par les protocoles de traitement nationaux dans beaucoup des pays où MSF travaillait.
Pour étayer ses constats de terrain par des données scientifiques, l'organisation a donc lancé, avec Epicentre, une série de travaux de recherche médicale sur l'efficacité du traitement antipaludéen.
Jean-Paul Guthmann, coordinateur de la recherche à Epicentre de 2000 à 2006, et aujourd'hui responsable du programme de couverture vaccinale de l'Institut de veille sanitaire (INVS), est co-auteur d'un article relatant cette expérience.
Intitulé Assessing antimalarial efficacy in a time of change to artemisinin-based combination therapies: The role of Médecins Sans Frontières et publié chez PloS Medecine, cet article montre l'importance de la recherche médicale et opérationnelle dans l'amélioration des traitements et dans la réduction de la mortalité liée à une pathologie sévère comme le paludisme. Entretien :
Qu'est-ce qui a motivé la rédaction d'un tel article ?
Il nous paraissait important de proposer une vue d'ensemble de ce travail, qui représente dix ans de recherche menée par MSF et Epicentre, en collaboration avec les autorités sanitaires locales, et parce que ces études ont eu un impact considérable dans la lutte contre le paludisme.
Si les combinaisons thérapeutiques à base d'artémisinine (ACT) sont approuvées et recommandées aujourd'hui, les agences telles que l'OMS étaient réticentes à revoir leur recommandations en 2000. Certains cercles médicaux considéraient que MSF avait une vision simpliste du problème, et critiquaient l'absence de données scientifiques à l'appui de ses arguments. Après avoir publié séparément de nombreux travaux dans diverses revues médicales, nous souhaitions les regrouper pour valoriser cette expérience unique en son genre. Il s'agissait d'insister sur le rôle qu'une organisation humanitaire médicale comme MSF peut jouer pour influencer les protocoles médicaux nationaux et internationaux dans la lutte pour l'amélioration du traitement du paludisme. À notre connaissance, MSF est la seule ONG a avoir joué un tel rôle.
En outre, il est essentiel d'avoir une vue d'ensemble de cette étude scientifique pour garder une trace de ce qui a été fait, et pouvoir apprendre de cette expérience. Je pense que c'est quelque chose qui ne se fait pas assez, et que ce genre de travail devrait être encouragé, compte tenu des informations que nous avons réunies pendant nos missions de terrain. Les conclusions de ces études ont été prises en compte dans l'action opérationnelle de MSF, et intégrées aux projets menés sur le terrain.
Entre 1996 et 2004, plus de 12 000 patients ont été inclus dans 43 essais cliniques, dans 18 pays en Asie et en Afrique. Durant ces études, nous nous sommes constamment posés des questions : comment mener des travaux de recherche médicale dans des pays aux infrastructures sanitaires limitées, dans des zones de conflit ou d'instabilité, dans des régions isolées où les contraintes logistiques sont nombreuses ? Quelles sont les questions éthiques posées ? Quel a été l'impact des études scientifiques sur les protocoles nationaux et internationaux de traitement du paludisme ?
Petit à petit, nous avons répondu à ces questions et en avons tiré des leçons. Il nous paraissait important de partager cette expérience avec d'autres, et avec ceux qui font le même travail. C'est comme ça qu'est née l'idée de cette publication.
Comment ces travaux ont-ils contribué à changer les protocoles du traitement du paludisme ?
Le plus important pour nous était d'améliorer le traitement pour nos patients. Nos médecins ne pouvaient plus continuer à soigner les malades avec de la chloroquine, quand il était évident que ce médicament n'avait plus aucun effet ! Les informations que nous avons recueillies constituaient les seules données scientifiques récentes dont disposaient certains pays. Ces gouvernements ont donc établi leurs protocoles de traitement du paludisme en fonction de ces informations.
Les données les plus utiles avait été recueillies par MSF dans les pays africains en proie aux conflits, comme le Libéria, le Sierra Leone ou l'Angola. Les programmes MSF étaient souvent situés dans des zones où les organismes de recherche traditionnels étaient absents, et où personne ne conduisait de travaux de recherche. En se livrant à cette étude au sein des projets MSF existants, avec l'accord du ministère de la Santé local, l'organisation a pu fournir des informations sur les régions qui ne reçoivent généralement que très peu d'attention de la part de la recherche médicale.
La grande majorité des travaux ont été publiés, et les résultats ont été partagés avec les autorités nationales et les institutions médicales internationales. Au total, les travaux MSF réalisé dans 18 pays représentaient 25 % de l'ensemble de la recherche sur les médicaments antipaludéens. Ces données ont aussi démontré la possibilité de mener des études de qualité en zones de conflit, ou disposant d'infrastructures limitées. Les résultats de ces travaux sont décisifs, car ils ont poussé les organismes médicaux à revoir leurs protocoles, contribuant à améliorer les traitements pour les patients, et donc à réduire le nombre de décès dus au paludisme.
Quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées pour mener ces travaux de recherche ?
Nous avons conduit des études au sein des programmes MSF situés dans des régions touchées par des crises diverses : infrastructures de santé limitées, pas ou peu de données médicales, autorités sanitaires locales dénuées de moyens, et conflits armés. Nous avons construit des laboratoires à partir de rien, cherché des techniciens qualifiés qui voulaient bien travailler dans ces zones, sans parler de tout le soutien logistique et la gestion de la sécurité des équipes. Nous avions également besoin de l'autorisation des gouvernements nationaux, que nous avons parfois eu du mal à obtenir pour conduire nos études et publier les résultats.
L'intégration de tous ces éléments dans les programmes ont permis à MSF de fournir l'énergie et les moyens nécessaires pour rendre ce projet possible. Les équipes sur le terrain ont compris ce qui était en jeu, et ont accepté d'y participer. Le soutien politique, technique et financier de MSF, ainsi que la participation et l'investissement des équipes sur le terrain étaient indispensables pour mener à bien des travaux de recherche qui durent généralement plusieurs mois, et qui nécessitent le suivi hebdomadaire d'un grand nombre de patients.
À quelles questions éthiques avez-vous été confrontés ?
Nous avons fait face à plusieurs dilemmes d'ordre éthique. D'abord, les populations auxquelles MSF venait en aide étaient particulièrement vulnérables. MSF étant souvent le seul prestataire de santé, ces populations n'avaient que peu d'options pour recevoir des soins, avec peu ou pas accès à un traitement de deuxième ligne contre le paludisme, et aucune structure administrative qui puisse être tenue pour responsable de la mauvaise qualité des traitements. Donc même si nous expliquions les objectifs et les questions pratiques concernant un essai clinique, de nombreux patients n'avaient d'autre choix pour suivre un traitement que d'y participer.
La question des médicaments à utiliser s'est également posée : alors que MSF constatait l'inefficacité de traitements comme la chloroquine, pourtant recommandés par les protocoles nationaux et internationaux, nous n'avions aucune donnée scientifique pour appuyer ce constat. « Comment pouvez-vous dire que la chloroquine ne marche pas ? », argumentaient certains. Malgré tout, MSF a décidé de modifier ses propres protocoles médicaux et d'utiliser des médicaments qui ne figuraient pas parmi ceux recommandés.
Pour autant, il ne s'agissait pas d'un traitement expérimental : l'efficacité de ces médicaments avaient été documentée par des données médicales, montrant qu'ils fonctionnaient bien, qu'ils n'entraînaient pas d'effets secondaires importants, et que les patients étaient rigoureusement suivis. La plupart des associations de médicaments que nous testions avaient déjà été utilisées en Asie du Sud-Est, et aucun problème n'avait été signalé.
Un autre dilemme résidait dans l'absence de comité d'ethique constitué dans certains pays : les protocoles ont alors été approuvés par les autorités sanitaires locales et le ministère de la Santé.
Dans l'article que nous venons de publier, nous estimions qu'il était important d'évoquer les dilemmes éthiques, qui démontrent que chacun est amené à faire des choix. Tous ceux qui pratiquent la recherche dans des contextes difficiles sont confrontés aux mêmes problèmes : il ne faut pas les ignorer ou considérer que tout choix est facile.
Si MSF a décidé de mener ces travaux et d'utiliser les ACT, à l'encontre des recommandations de l'OMS, c'est parce que les professionnels du terrain ne pouvaient tout simplement plus traiter les patients correctement avec les médicaments existants. Ne rien faire était par conséquent un autre dilemme. Quand on s'aperçoit qu'un médicament n'a plus d'effet, l'utiliser est-il encore éthique quand d'autres traitements dont l'efficacité a été prouvée sont disponibles ?
Quelles leçons avez-vous tirées de cette expérience ?
Je pense qu'il s'agit d'une expérience originale qui doit être partagée. Elle montre que MSF et Epicentre ont su recueillir efficacement des données dans des situations difficiles, et que les résultats de ces travaux peuvent avoir une influence directe sur la réalité quotidienne des patients et des praticiens. MSF a participé en partie à la mise en place des protocoles innovants dans certains pays. C'est aussi un bon exemple de ce que MSF peut faire pour d'autres difficultés médicales rencontrées par les équipes sur le terrain. La documentation systématique et l'analyse des données médicales sont cruciales pour prouver l'efficacité (ou l'inefficacité !) d'un traitement, et fournir une base crédible sur laquelle peut s'appuyer l'action opérationnelle, dans le but de réduire la mortalité.