Sortie du livre "Soigner malgré tout". Interview de Thierry Baubet, psychiatre.

Soigner
malgré tout, quelles que soient les situations, ici et ailleurs. Tel
est le propos de ce livre adressé à tous ceux qui ? médecins,
psychologues, travailleurs sociaux, para-médicaux, juristes,
anthropologues, etc. ? s'intéressent au trauma, à l'interculturalité,
aux situations de violences organisées, aux interventions humanitaires
et à la prise en charge des migrants en France.

Ecrit par des professionnels de terrain, il porte un regard rétrospectif sur plus de dix années de pratique de soins psychiques en situation humanitaire. Cet ouvrage, coordonné par Thierry Baubet, constitue le prolongement d'un colloque international organisé en mars 2002 à Paris par Médecins Sans Frontières sur le thème "Trauma, soins et cultures : agir et penser en situation humanitaire".

Thierry Baubet est psychiatre. Avec Marie Rose Moro, pédopsychiatre, ils sont les référents du Service Médical de MSF France en matière de santé mentale. Ce sont eux qui supervisent les missions psy de MSF France. Thierry Baubet répond à nos questions sur la prise en charge des troubles psychologiques par les organisations humanitaires, à travers son expérience à MSF.

Qu'est-ce qui justifie l'intervention sur le plan psychologique d'une organisation humanitaire ? N'y a-t-il pas d'autres besoins plus urgents ?
C'est la détresse psychologique constatée par nos équipes sur le terrain qui nous a convaincus de la nécessité d'un soutien psychologique, parallèlement à l'aide médicale, nutritionnelle ou logistique que nous apportons. Pour des personnes qui ont subi un traumatisme, les soins physiques ne suffisent pas toujours. Certains éprouvent le plus grand mal à reprendre le cours de leur vie, à se projeter dans l'avenir. Et c'est parfois l'efficacité même des soins qui est en jeu. Ainsi, entre les deux intifadas, une ONG menait dans les Territoires Palestiniens un programme de renutrition. Mais malgré les mesures nutritionnelles prises, beaucoup de bébés ne grossissaient pas. C'est alors que MSF est intervenue, prenant en charge par le biais d'une psychothérapie brève à domicile près de 400 couples mère-enfant. Cela a permis aux trois quarts de ces enfants de retrouver un poids normal. Leur dénutrition était liée à des troubles dépressifs ou post-traumatiques chez eux et leur mère.
illustration
Thierry Baubet
"C'est la détresse psychologique constatée par nos équipes sur le terrain qui nous a convaincus de la nécessité d'un soutien psychologique, parallèlement à l'aide médicale, nutritionnelle ou logistique que nous apportons."

S'occuper de la santé mentale est une idée relativement neuve pour les ONG humanitaires. Le premier programme de MSF en la matière, mené par Marie Rose Moro date d'il y a à peine quinze ans, lors de notre intervention en Arménie en 1988 suite au séisme de Gumry. Et, au sein même de l'association, les programmes psy n'ont pas toujours fait l'unanimité. Certains se demandaient si ce n'était pas une dépense incongrue alors que les populations auprès desquelles nous intervenions avaient besoin de médicaments, de vivres, d'un abri, etc. Au début de notre action, nous entendions deux réactions contradictoires : " c'est du luxe " et " ils en auraient tous besoin ". Le problème, c'est qu'à l'extrême, soigner le corps sans s'occuper des blessures de l'âme conduit à traiter de simulateurs les patients qui présentent des symptômes somatiques, physiques, de leurs troubles psychiques. Heureusement, les mentalités ont évolué et les interventions psy sont maintenant mieux acceptées, et même demandées par nos équipes.

Dans quels contextes MSF intervient-elle en mission psy ?
C'est, le plus souvent, dans des situations de violence extrême. Cela peut-être une violence organisée exercée par un groupe contre un autre, que ce soit dans le cadre d'une guerre, civile ou non (en Bosnie, au Kosovo, en Tchétchénie, en Afghanistan, au Congo-Brazzaville, etc.) ou de l'oppression d'une minorité (Territoires Palestiniens, les fugitifs nord-coréens). Ce qui est terriblement dur à supporter, dans ces circonstances, c'est la découverte du potentiel de monstruosité de l'homme. Autre situation de violence extrême, celle infligée par les catastrophes naturelles, qui peuvent également provoquer des traumas. La dernière mission psy en date est d'ailleurs en cours d'installation en Algérie, pour porter un secours aux victimes du tremblement de terre le long de la côte à l'est d'Alger. Enfin, des situations d'exclusion peuvent motiver notre intervention, comme en Chine, en Arménie ou à Madagascar auprès des enfants et adolescents.

Par ailleurs, je souhaite préciser que les psychologues ou psychiatres de MSF n'interviennent jamais seuls, et que les programmes MSF comportent toujours un volet médical et parfois social.

Quels troubles rencontrez-vous chez les populations victimes de telles situations ?
En préambule, précisons que des personnes qui ont vécu un événement traumatique ne présentent pas toutes des traumas qui relèvent de soins psychiatriques. Que les gens soient tristes et malheureux après avoir vécu des événements terribles, c'est normal. Beaucoup souffrent et ont besoin d'être écoutés, mais pas forcément par un psy. Il ne faut pas tout psychiatriser.

En revanche, chez certains, la souffrance est particulièrement forte ou ne s'estompe pas avec le temps. Cela peut-être lié à l'intensité de l'événement traumatique lui-même (en cas de torture par exemple), à la personne (si elle a subi une accumulation de deuils et est fragilisée psychologiquement) ou encore à la réaction de son entourage (absence d'écoute, de reconnaissance de la souffrance). Les troubles peuvent alors handicaper gravement leur fonctionnement quotidien, et entraîner une détresse intense.

L'expression PTSD (pour post traumatic stress disorder) est souvent employée pour qualifier leur état. C'est une terminologie américaine, au départ conçue pour les vétérans du Vietnam, qui répond à des critères très précis. A mes yeux, elle n'est pas adaptée aux traumatismes extrêmes, chroniques ou collectifs ni à la situation transculturelle. Je préfère pour ma part parler de troubles post-traumatiques.

Concrètement, comment cela se traduit-il ?
La plupart des patients qui présentent des troubles post-traumatiques souffrent de " reviviscences traumatiques ". Ce n'est pas seulement qu'ils revoient la scène, mais qu'ils la revivent avec la même détresse qu'au moment de l'événement, que ce soit dans la journée sous forme de flash-back ou la nuit, dans des cauchemars traumatiques. Je me souviens d'un homme qui, alors qu'il me racontait son histoire, s'est subitement retrouvé incapable de parler, le corps couvert de plaques d'eczéma. Certains mettent alors en place des stratégies d'évitement pour tenter d'échapper à leurs souvenirs : ne pas se coucher, ne plus aller travailler pour ne plus sortir de chez soi, arrêter de penser (ce qui est particulièrement catastrophique chez les enfants, dont le développement intellectuel s'interrompt), s'abrutir d'alcool et de psychotropes, etc.

Beaucoup souffrent aussi de troubles dépressifs, qui peuvent aller de la perte de l'estime de soi jusqu'au suicide. Enfin, on retrouve toujours chez les personnes traumatisées un sentiment de culpabilité (par rapport à elles-mêmes) et un sentiment de honte (par rapport aux autres) qui font que la plupart ne parlent pas spontanément de leur traumatisme et ont d'autant plus de mal à le dépasser
illustration
Dessin de S., 11 ans, kosovar.
Le dessin est un médiateur privilégié pour permettre à l'enfant d'exprimer sa souffrance lorsque les mots ne sont plus là pour la dire.

Comment l'intervention psychologique d'une association humanitaire peut-elle aider ces victimes? N'est-elle pas forcément trop éphémère pour être réellement utile?
Médecins Sans Frontières peut intervenir à plusieurs niveaux, selon les contextes. D'une part sur un plan communautaire, en donnant de l'information aux populations, mais surtout en animant des groupes de parole. Parler fait du bien à la plupart des gens, mais ces groupes de paroles sont aussi un outil de détection pour identifier les personnes qui ont besoin d'un suivi plus poussé. A celles-la, nous pouvons proposer une psychothérapie, individuelle ou de groupe.

Quant à la question de la durée des soins, dans les pathologies post-traumatiques, il y a une efficacité des thérapies brèves. Attention, je ne dis pas que cela suffit à faire disparaître tous les symptômes, mais cela permet aux victimes de sortir d'un état de " sidération psychique ", où elles sont incapables de penser à autre chose qu'à leur traumatisme, et de reprendre le cours de leur vie.
Ainsi, au Kosovo, nous avons traité le cas d'enfants exclus de l'école, car trop agités, et qui refusaient de dormir, hurlant toutes les nuits. Après cinq ou six séances, ils ont pu à nouveau dormir et reprendre l'école, même s'ils restaient anxieux.
Un dernier point est que ces programmes doivent, chaque fois que c'est possible, être pensés et construits avec des intervenants locaux, afin d'être le mieux possible adaptés à chaque contexte

.

Notes

    À lire aussi