« Depuis l’arrivée de Sangaris sur Carnot, fin février, la situation urbaine s’est nettement améliorée. Des opérations de désarmement ont été menées et les axes autour de la ville ont été sécurisés sur un rayon d’environ 30 km. Cela s’est ressenti sur nos activités, l’hôpital est revenu à une activité normale et nous recevons beaucoup moins de blessés. Sur le temps de ma mission, je n’ai pas assisté à des épisodes violents comme ça a été le cas pour Dramane, mon prédécesseur. J’ai toujours eu de bons contacts avec les anti-Balakas de Carnot ville, tous comme avec Sangaris et la MISCA. Les anti-Balakas de Carnot ont été « pacifiés ». Organisés, ils collaborent désormais avec les forces nationales et internationales.
Le danger et la menace peuvent en revanche venir de l’extérieur, de la périphérie et de la brousse où le contexte reste instable et violent. Des groupes anti-Balakas non ralliés ni contrôlés y sévissent. Leurs objectifs sont d’abord lucratifs (prendre le pouvoir, le contrôle du territoire et des mines de diamants de la zone, et voler le bétail des éleveurs Peuhls). En brousse, les attaques de villages, les massacres de dizaines de personnes se poursuivent.
A chaque pic de violence, le même schéma se reproduit : des anti-Balakas se regroupent, attaquent des Peuhls, volent leurs animaux et tuent parfois (les hommes surtout). A priori, femmes et enfants sont épargnés. Il y a eu tellement de vols et de pillages de bétail que le prix d’un bœuf entier a été bradé, passant de 150 000 francs CFA (un peu plus de 228 €) à 15 000 francs CFA grand maximum (soit près de 23 €). En représailles, les Peuhls mènent, à leur tour, des attaques sur les villages, sur la population générale, ils incendient tout sur leur passage, il y a des morts, des familles entières se réfugient en brousse. Les Peuhls n’abandonneront pas le terrain et continueront à vouloir passer par le territoire centrafricain, même si cela doit se faire en force. C’est comme ça que le conflit s’auto alimente aujourd’hui, à très grande échelle, dans l’Ouest de la RCA.
Or les forces armées ne peuvent pas se rendre en brousse, seules les motos peuvent y circuler. MSF n’a pas non plus accès aux populations déplacées, cachées en brousse. C’est encore trop dangereux et surtout inaccessible. Du fait de cette insécurité, nous avons dû arrêter nos activités de soutien aux centres de santé de la zone de Carnot. Nous espérons pouvoir les relancer dès que ce sera possible. Le pic annuel de paludisme a commencé et personne ne sait vraiment ce qui se passe pour ces gens.
A l’église de Carnot, ils sont entre 800 à 900 déplacés musulmans aujourd’hui. MSF y mène deux dispensaires mobiles par semaine et un agent paludisme (elle-même déplacée) y est présente 24/7. Elle vit sur place et suit la situation. Nous soignons surtout des cas de paludisme et des infections respiratoires. Je suis inquiète quant à l’avenir de ces déplacés. Les personnes âgées ne veulent pas quitter Carnot, quitter tout ce qui a été leur vie pour l’inconnu et ça se comprend. Elles voudraient rentrer chez elles, mais cela n’arrivera pas. Un villageois, assez âgé, m’a expliqué qu’il avait été ramené à l’église par les anti-Balakas. Ils lui ont dit « soit tu quittes ton village et tu viens avec nous, soit on te tue ». Non-choix… Certains sont enfermés là depuis plus de trois mois déjà. Ils ont à manger, à boire, un accès aux soins grâce à MSF, mais ils fatiguent, ils vieillissent prématurément. On ne peut rien y faire. On écoute car ils ont besoin de parler, on soigne - quand on le peut - les maladies chroniques, quitte à faire de la « bobologie », mais, s’ils ne sont pas spécialement malades, ils sont par contre psychologiquement très abîmés. Que vont devenir ces personnes âgées ? Ces enfants qui traînent toute la journée pieds nus et en haillons ? Cette femme, dont 7 des 8 enfants et le mari avaient été tués et qui avait tout perdu ? Leurs commerces et leurs maisons sont désormais gérés et occupés par d’autres, des anti-Balakas souvent, mais aussi des personnes qui ont fui les villages environnants pour se réfugier en ville et qui se sont installées là où le vide avait été fait. Les autorités de Carnot ont beau rappeler régulièrement qu’ils n’en sont pas les propriétaires légitimes, les musulmans ne pourront jamais récupérer leurs biens, c’est un fait. Ou alors ce sera encore au prix d’une nouvelle spirale de représailles et de violences.
A l’image du pays, la zone de Carnot se vide de sa population musulmane accusée de « complicité » avec les ex-Sélékas et désormais considérée comme indésirable. Beaucoup sont partis vers le Cameroun ou le Tchad, ceux qui restent sont regroupés sur des sites protégés par les forces internationales, comme la MISCA à l’église de Carnot. Jamais je n’ai entendu prononcer le mot de « réconciliation » ou entendu quelqu’un souhaiter le retour des musulmans. Ils ont grandi ensemble, mais aujourd’hui, dans l’Ouest de la RCA, la population centrafricaine souhaite juste retrouver une vie « normale » : la paix, manger à sa faim, renvoyer les enfants à l’école et peu importe si cela se fait au détriment d’une communauté ; ce qui est loin d’être un retour à la « normale » en fait. L’effet de masse est important : on suit le mouvement.
Avant de travailler avec MSF, j’étais en Côte d’Ivoire avec une autre ONG. Je suis arrivée en phase de post conflit. Le retour - accompagné - des déplacés chez eux était prévu, la reconstruction était planifiée et en cours. En RCA, rien n’est proposé aux musulmans qui restent ou qui sont partis, rien n’est même discuté, pas d’objectif fixé, pas d’histoire qui les attend après. La vérité c’est qu’on laisse faire. Des casques bleus arriveront cet automne mais pour quoi faire ? Quelle sera alors la situation ? Tous les musulmans de RCA seront ou morts ou partis. Et il ne faut pas compter sur un sursaut de conscience populaire et solidaire comme ça a pu être le cas dans d’autres contextes. La « nouvelle Centrafrique » souhaitée par les anti-Balakas, et par la population en général, sera chrétienne uniquement et se dessine déjà dans l’Ouest du pays, suivant un axe qui va de Paoua à Bangui. La pacification se fera oui peut être, mais sans les musulmans. Soyons clairs, ce qui est un réel « nettoyage » finit de s’opérer dans le plus grand silence, international comme centrafricain, dans ce pays trop grand pour le nombre de troupes armées internationales qui y sont déployées, avec encore trop de zones inaccessibles en proie au chaos ».
- DERNIERE MINUTE -
24 mai 2014 : suite à l'attaque, à la machette, d'un musulman de Carnot, des affrontements entre anti-Balakas et forces de la MISCA éclatent. 9 blessés (par machette et par balle) ont été pris en charge à l'hôpital de Carnot (avec les kits "afflux de blessés" de MSF). 2 blessés ont dû être référés à l'hôpital général, géré par MSF, à Bangui. Selon la croix Rouge centrafricaine de Carnot, les affrontements auraient fait 8 morts.
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MSF travaille en RCA depuis 1997. Actuellement, plus de 300 personnels internationaux et plus de 2 000 employés centrafricains travaillent pour MSF dans le pays. MSF gère 7 projets réguliers (Batangafo, Carnot, Kabo, Ndélé, Paoua, Bria et Zémio ) et 6 projets d'urgence (Bangui, Berbérati, Boguila, Bossangoa, Bangassou et Bocaranga), ainsi que des dispensaires mobiles dans le Nord-Ouest du pays. Les équipes MSF fournissent également une assistance aux réfugiés centrafricains qui ont fui vers le Tchad, le Cameroun et la République démocratique du Congo.
Muriel Masse était coordinatrice des projets MSF à Carnot, dans l’Ouest de la République centrafricaine.
DOSSIER SPECIAL RCA
Retrouvez notre dossier consacré à la crise frappant la République centrafricaine.