Cette tribune a été publiée sur le site de Libération.
Alors que le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, se rend ce jour en République centrafricaine, malgré la présence de forces armées internationales, combats et représailles intercommunautaires continuent à faire de nombreux morts, blessés et déplacés, en particulier dans l’ouest du pays. Nous assistons à un exode massif des populations musulmanes, départs organisés ou spontanés vers le nord-est du pays, le Tchad ou le Cameroun. Plusieurs dizaines de milliers de personnes, issues d’une communauté minoritaire, paient collectivement le prix des exactions commises par les combattants ex-Sélékas après leur arrivée au pouvoir, en mars 2013. Cette éviction, par la peur ou le massacre, est mise en œuvre par des milices parfois décidées à « finir le travail ». S’il rappelle certaines pratiques génocidaires, ce vocabulaire traduit surtout la dynamique de « nettoyage » de la communauté musulmane et des Centrafricains qui lui viennent en aide.
Largement amorcé à Bangui depuis plusieurs semaines, cet exode - qui s’était accéléré à la suite de la démission du président Djotodia - n’a pas pris fin avec l’élection, le 20 janvier, de Catherine Samba-Panza. Bien au contraire. Les équipes de Médecins Sans Frontières, présentes sur de nombreuses localités de l’ouest du pays, sont les témoins réguliers de ces déplacements forcés, ainsi que des violences qui les accompagnent. A Bouar, des affrontements entre anti-Balakas et ex-Sélékas firent, mi-janvier, plus de 20 000 déplacés, musulmans pour la plupart. A Bozoum, où nous travaillons à l’hôpital depuis la mi-janvier, la population musulmane qui n’avait pas pu fuir a été cantonnée dans le quartier dit « arabe » de la ville.
Entre fin janvier et le 5 février, la totalité de la population musulmane de Bozoum, soit près de 5 000 personnes, a rejoint le Tchad sous escorte de l’armée tchadienne. Les déplacés musulmans sont aussi pris pour cible sur les lieux même où ils ont cherché refuge, comme à Carnot où, depuis le 1er février, des anti-Balakas menacent le millier de personnes (essentiellement des Peuls en transit vers le Cameroun) qui se retrouve pris au piège dans la ville. A Bocaranga, la totalité de la population, dont des blessés, a fui en brousse. Notre coordinatrice d’urgence, qui s’est rendue sur place, nous a décrit une « ville fantôme, vidée, détruite ». Des centres de santé ont eux aussi été brûlés ou pillés. Dans les zones toujours contrôlées par les ex-Sélékas, ou lorsque ces derniers traversent les villages dans leur retraite, ce sont les populations chrétiennes qui peuvent être contraintes à la fuite.
Les violences ont pour conséquence de rendre dangereuse la prise en charge médicale des blessés. Malgré une quinzaine de projets médicaux dans des hôpitaux et centres de santé, la présence de 2 300 employés et volontaires internationaux, MSF voit son action limitée. Les discussions et négociations avec les différents groupes armés présents sur le territoire sont rendues très complexes par leur fonctionnement éclaté. Des bureaux de l’organisation ont été pillés. Combattants anti-Balakas et ex-Sélékas s’en prennent à des véhicules humanitaires, dont ceux de MSF, afin de faciliter le transport de troupes. De ce fait, les populations sont très méfiantes quand elles aperçoivent un véhicule humanitaire. Les anti-Balakas, qui contrôlent les principaux axes routiers, laissent passer nos véhicules, mais le transport des blessés est à haut risque. Craignant pour leur vie, des patients eux-mêmes refusent d’être référés. A l’instar de celle reliant Bangui à Bouar, certaines routes, qui ne bénéficient pas de la présence des forces internationales, sont trop dangereuses pour que nous les empruntions. Parmi les centaines de milliers de déplacés qui ont fui les violences, jusqu’à 20% de la population totale du pays selon certaines estimations, beaucoup sont de fait sans accès aux soins.
Pourtant, il suffit souvent de la présence d’un petit contingent militaire pour geler ces affrontements, comme c’est le cas à Yaloké où la paix armée entre les 8 000 musulmans regroupés en ville et les combattants anti-Balakas des alentours ne semble tenir qu’à la présence dissuasive du contingent de la force Sangaris. Mais troupes françaises et troupes internationales sont en nombre insuffisant pour se déployer plus et assurer cette présence nécessaire à la protection des civils, en particulier de la communauté musulmane du pays, la plus vulnérable et qui n’a plus que la fuite comme alternative.
Les équipes de MSF mettent donc tout en œuvre pour faire parvenir des soins médicaux aux victimes du conflit centrafricain, quelle que soit leur affiliation politique ou religieuse. Mais, témoins directs des crimes commis à l’encontre de la population et d’un processus d’expulsion d’une partie de celle-ci, nous pensons que les priorités de l’intervention militaire internationale doivent être revues afin qu’une attention particulière puisse être portée à la protection des plus vulnérables, notamment la population musulmane du pays.
Dr Mego Terzian
Médecin, Président de Médecins Sans Frontières