Meinie Nicolai, Présidente de la section belge de Médecins Sans Frontières, revient d'une mission en mer sur le Bourbon Argos, où elle était infirmière superviseuse.
En un temps qualifié de « record », l’Union européenne s’est fièrement accordée sur une mission navale pour cibler les passeurs qui amènent en bateau les réfugiés et les migrants depuis la Libye jusqu’à l’Europe par la Méditerranée. « Nous devons compter sur votre soutien pour sauver des vies », a plaidé Federica Mogherini, la chef de de la diplomatie européenne, au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Et pourtant, les opérations de « recherche et destruction » ne sont pas des opérations de « recherche et sauvetage » : couler les bateaux qui transportent les réfugiés dans le but de sauver des vies est absurde. Je viens tout juste de passer plusieurs semaines sur un bateau de sauvetage de Médecins Sans Frontières en Méditerranée, grâce auquel nous portons secours aux personnes que l’Union européenne préfère ignorer. L’Europe a été rapide et unie pour lancer une guerre contre les passeurs mais n’a montré aucune intention politique d’offrir des alternatives immédiates à ces voyages dangereux.
Les responsables politiques européens divisent les personnes qui traversent la Méditerranée en deux catégories. A leurs yeux, certains méritent plus une protection internationale que d’autres, même si tous font face à l’obstacle insurmontable que signifie aujourd’hui de tenter d’atteindre l’Europe. Les personnes qui fuient des guerres comme en Syrie et en Somalie sont considérées comme dignes d’un statut légal si elles parviennent à surmonter toutes les embûches pour atteindre l’Europe. On les appelle des réfugiés. Les personnes provenant de régions qui ne sont pas en guerre, qui fuient le délabrement économique et la misère de pays aussi divers que le Bangladesh et la Gambie sont jugées moins dignes d’assistance et qualifiées de « migrants illégaux ». Toutefois, ces deux groupes font appel aux réseaux de passeurs en dernier recours et par désespoir. Il n’y a rien d’aisé dans la décision de mettre sa vie en danger en voyageant depuis la Libye, un pays en guerre, sur un bateau bondé dans la Méditerranée, comme le bateau de pêche de 20 mètres que nous avons récemment secouru avec 487 passagers. En créant cette hiérarchie du désespoir, les Etats européens tiennent un discours dans lequel ceux qui cherchent la paix et une vie meilleure représenteraient un risque de sécurité, et leur offrir de l’assistance serait un acte de charité qui a ses limites.
Clairement, il n’y a pas de volonté politique en Europe d’endosser la responsabilité légale d’apporter la protection et l’assistance aux gens en détresse appelant à l’aide au large des côtes européennes. Les Etats européens ont plutôt démontré une volonté politique unifiée de se concentrer sur les bateaux plutôt que sur ceux qu’ils transportent.
Une logique tordue
En mai 2015, MSF a lancé un programme de recherche et de sauvetage en Méditerranée, vu l’absence de volonté des Etats européens de sauver la vie des personnes piégées sur de vrais rafiots. MSF a appelé les Etats européens à prendre leurs responsabilités pour fournir une capacité de sauvetage et à offrir des alternatives sûres pour les gens qui souhaitent entrer en Europe sans qu’ils doivent recourir aux réseaux de passeurs. Sur base de notre expérience de ces dernières semaines durant lesquelles nous avons sauvé des milliers de personnes en mer, nous ne pouvons que condamner la logique tordue qui consiste à lancer des opérations militaires contre les passeurs sans offrir d’alternatives légales, piégeant des milliers de personnes dans une Libye déchirée par la guerre. Non seulement la Libye est empêtrée dans un violent conflit, mais la possibilité pour des organisations telles que MSF d’apporter une assistance humanitaire dans le pays est devenue de plus en plus difficile. Nous n’avons pas la possibilité d’atteindre ceux que les Etats européens ont décidé d’abandonner dans ce piège.
Les passeurs, un symptôme et non la cause
En continuant sur cette voie, les Etats européens vont contribuer au cycle des abus et de la violence caractéristiques de ces longs et périlleux voyages. Nos patients nous racontent souvent des histoires horribles à propos de ce qu’ils ont enduré pendant leur voyage vers l’Europe. Beaucoup ont fui la guerre. Ils ont fui la Syrie après que leur maison a été détruite ou leur communauté attaquée. D’autres ont fui des situations qui les empêchaient d’assurer la subsistance de leur famille, en quête d’opportunités pour travailler et envoyer de l’argent chez eux. Quelle que soit la raison qui les a poussés à partir, la décision n’a jamais été simple à prendre, et le voyage n’a été à aucun moment facile et sûr. Les personnes à qui j’ai apporté des soins médicaux après le sauvetage avaient traversé le désert. Ils ont raconté un périple de plus de deux mois, dans des camions surchargés, souvent maltraités. Une femme enceinte de huit mois a été poussée dans un bateau de pêche et est tombée sur le ventre ; heureusement son bébé était encore en vie. Une maman accompagnée de ses quatre enfants a eu deux doigts écrasés pendant le trajet. La plupart des hommes que nous avons sauvés étaient sévèrement atteints par la gale, à cause du manque d’hygiène dans les centres de détention en Libye. La plupart des gens avaient été enfermés dans des prisons où l’eau et la nourriture manquaient, maltraités, battus et violés. Au lieu de trouver la sécurité, ils sont forcés par les politiques européennes de revivre leur cauchemar encore et encore.
L’ironie cruelle de cette décision de l’Europe est qu’elle annonce une guerre contre les réseaux de passeurs qui se sont créés en réponse directe à la décision des Etats européens de fermer les frontières. Les passeurs sont juste un symptôme, le manque de canaux sûrs et légaux d’accès à l’Europe est le problème. Tandis qu’une attaque disproportionnée est lancée sur le symptôme et non sur la cause du problème, la vie de gens est mise en danger dans le but de renforcer les murs autour d’Etats qui se réclament d’une culture des droits de l’Homme. La réponse de l’Europe à l’existence de réseaux de passeurs abusifs devrait plutôt être de comprendre pourquoi ils existent et ce qui peut être fait pour fournir des alternatives sûres.
Meinie Nicolai, Présidente de la section belge de Médecins Sans Frontières
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