« Fin 2010, la situation a commencé à se dégrader au Yémen. Au début, il y a eu des manifestations et des protestations à Sana’a. Puis, les combats se sont répandus dans tout le pays.
A l’époque, je travaillais pour MSF et le ministère de la Santé dans le centre de prise en charge du VIH de l’hôpital Al-Goumhouri. Il s’agissait de la seule structure fournissant des ARV aux patients séropositifs.
Nous savions que devions nous préparer au pire. Plus de 350 patients recevaient un traitement ARV dans notre centre, et nous devions prévoir un plan d’urgence pour continuer de dispenser leurs médicaments en cas de combats.
Au Yémen, il est déjà assez difficile d’obtenir un traitement contre le VIH en temps normal. La stigmatisation complique le dépistage et la mise sous traitement. Les gens sont désinformés, et avant de découvrir qu’ils ont le VIH, les patients ont pu constater la discrimination dont sont victimes les personnes séropositives, y compris de la part du personnel de santé. Moi aussi d’ailleurs, avant mes études d’infirmier, j’avais des idées préconçues sur le VIH.
Au printemps 2011, les combats ont augmenté d’intensité, et Sana’a s’est retrouvée coupée en deux. Différents groupes armés contrôlaient la ville, et les mouvements étaient devenus très difficiles. Des combats ont eu lieu non loin de l’hôpital, et le personnel est resté bloqué à l’intérieur pendant trois jours. La situation était devenue trop dangereuse pour le personnel international de MSF : ils ont d’abord été transférés en lieu sûr, puis évacués du pays.
Mais la plupart du personnel yéménite, dont moi, est resté. Nous ne pouvions plus mener nos activités à l’hôpital Al-Goumhouri, mais nous devions tout de même continuer de fournir les ARV à nos patients, pour éviter que leur état ne se détériore, voire qu’ils meurent. Nous avons alors mis en place le plan d’urgence que nous avions soigneusement élaboré.
Au cours des mois qui ont précédé les combats, MSF et le ministère de la Santé avaient distribué à chacun des patients des cartes spéciales, prévues pour leur donner une possibilité de nous contacter et de recevoir leurs médicaments au cas où nous aurions dû suspendre nos activités. Ces cartes ne contenaient que mon numéro de téléphone, sans aucune information qui permette d’identifier les patients, ou moi-même.
Les patients m’appelaient et me donnaient leur numéro de dossier. A partir de là, je savais quel type de traitement ils recevaient et je pouvais récupérer les bons médicaments dans notre pharmacie. Chaque patient m’indiquait ensuite un lieu de rendez-vous, et je m’y rendais avec ma voiture pour lui donner les médicaments. Dans certains cas je déposais les médicaments, dans un sac plastique bien discret, à un endroit de son choix. Il m’est d’ailleurs arrivé de les laisser dans des endroits assez étranges : une fois dans un supermarché, une autre fois dans le studio d’un photographe.
Parfois les patients venaient chercher les médicaments chez moi. D’autres fois, je passais les chercher avec ma voiture, je leur donnais les ARV pendant que je conduisais, et je les déposais ailleurs pour éviter de nous mettre en danger. Les patients m’appelaient jour et nuit. Je ne sais pas combien de temps cela a duré, mais parfois j’avais l’impression que cela ne s’arrêterait jamais. Mais je dois dire que ça n’avait pas beaucoup d’importance à mes yeux. Tout ce qui m’intéressait, c’était que les patients reçoivent leur traitement malgré la situation à Sana’a.
Assez rapidement, on a compris qu’on devait également déménager nos réserves de médicaments. Nous avions imaginé pouvoir les garder dans le bâtiment du Programme national de lutte contre le VIH, dans le centre-ville. Mais d’intenses combats ont commencé à avoir lieu régulièrement dans le quartier, et c’était trop dangereux d’aller chercher les ARV. Nous avons décidé que la meilleure option était de les déplacer et de les garder à la maison. Une fois, alors que je sortais du bâtiment, j’ai entendu une énorme détonation : une bombe avait explosé pas loin de ma voiture. Je n’ai pas été blessé, mais j’étais sous le choc, car je n’avais rien vu venir.
La ville était coupée en plusieurs parties, selon les différentes appartenances politiques, et traverser les check-points était compliqué. On me posait plein de questions à chaque fois, car chaque partie me soupçonnait de soutenir l’autre. Bien sûr, MSF est une organisation humanitaire neutre, qui soigne tout le monde, sans discrimination d’ordre politique ou religieux. Mais allez expliquer ça au monsieur avec son fusil automatique… Parfois j’emmenais ma femme et mes deux enfants avec moi, car avec ma famille dans la voiture, je ne me faisais pas arrêter au check-point.
Au bout de trois mois, les combats se sont arrêtés. Nous avons alors pu reprendre normalement nos activités à Sana’a. Et même si ça a été compliqué, notre plan a été très efficace : nous avons pu continuer à fournir des ARV à tous nos 363 patients, et 97% d’entre eux ont repris leur traitement dans notre projet après la fin des combats. Même s’il y a eu des moments difficiles et stressants, je n’ai jamais pensé à arrêter. Les patients étaient devenus comme des membres de ma famille. Souvent j’étais la seule personne en qui ils pouvaient avoir confiance.
J’espère qu’il n’y aura plus jamais de troubles aussi graves dans mon pays. Mais si cela devait être le cas, nous serons prêts. »
Ce texte a été publié en premier lieu sur un blog du site theguardian.org.